Dans une brochure publiée en 1932 sous
le titre Contre l'inimitié entre les nations. Roumains et
Hongrois, Nicolae Iorga écrivait :
"Depuis presque cent ans, une
haine injustifiée sévit entre deux peuples qui vivent en partie sur
les mêmes territoires, qui ont dans de nombreux domaines le même
mode de vie, dont l'histoire a été maintes fois commune, qui ont à
remplir, sur les lieux où ils se trouvent, la même mission et qui
voient se dresser devant eux les mêmes dangers. Il s'agit des
Roumains et des Hongrois.[...]
Béla Borsi Kalman a entendu l'appel de
Nicolae Iorga et son livre est un exercice d'analyse objective mais
non dénuée de sympathie des relations entre les élites
révolutionnaires hongroises de 1848 et les hommes politiques
roumains. Ceux-ci étaient eux d'aussi anciens révolutionnaires,
eux aussi avaient été condamnés au bannissement et aux
persécutions, mais ils avaient réussi, lors de l'exil parisien, à
susciter l'intérêt et la sympathie des historiens, des politiciens
et des journalistes français pour ce qui deviendra, avec le concours
de Napoléon III, un problème international : les principautés
danubiennes, îlot latin dans une mer slave, poste avancé de
l'Europe et gardien des bouches du Danube face à l'expansion des
barbares et plus récemment de la Russie. Image naïve et fausse,
mais soutenue par l'autorité d'hommes comme Lamartine, Jules
Michelet et Edgar Quinet . L'auteur croit déceler dans cette
prouesse le pragmatisme et le byzantinisme des boyards roumains qui
comptaient parmi leurs ancêtres bon nombre de Grecs (et de
balkaniques) ayant apporté dans leur bagage génétique toute la
subtilité et la finesse de l'Empire romain d'Orient.
Éditions des Archives Contemporaines - Éditions des Archives Contemporaines 298 pages - 13,5 × 21 cm ISBN 978-2-8130-0275-4 - septembre 2018
Introduction
L'auteur de ce petit livre - un
recueil de dix articles et conférences - s'inscrit dans cette
catégorie d'historiens diplomates et/ou hommes politiques qui ont
joué un rôle fondamental dans le passé de l'Europe centrale et
orientale au siècle dernier. Ses deux patries - la Roumanie et la
Hongrie - et plus précisément la Transylvanie, ont marqué non
seulement sa formation professionnelle, mais aussi sa sensibilité
aux problèmes d'imagologie, de l'image des uns au regard des autres,
Hongrois et Roumains. Cette sensibilité, nourrie par des lectures
dans les deux langues et par un vécu partagé entre les deux pays,
est visible dans chacun de ses textes, elle surgit à chaque page et
lui permet de naviguer avec aisance dans un domaine miné par des
vieilles rancoeurs et saturé de clichés et de stéréotypes
négatifs.
Dans une brochure publiée en 1932
sous le titre Contre l'inimitié entre les nations. Roumains et
Hongrois, Nicolae Iorga écrivait :
"Depuis presque cent ans, une
haine injustifiée sévit entre deux peuples qui vivent en partie sur
les mêmes territoires, qui ont dans de nombreux domaines le même
mode de vie, dont l'histoire a été maintes fois commune, qui ont à
remplir, sur les lieux où ils se trouvent, la même mission et qui
voient se dresser devant eux les mêmes dangers. Il s'agit des
Roumains et des Hongrois.
Toute cette oeuvre de discorde est
basée, avant tout, sur certains intérêts, plus puissants de la
part de certains qui relèvent de la nation hongroise sans être,
très souvent, du même sang qu'elle ; mais les incitations à la
haine pour des raisons de sang entre deux peuples sont la chose la
plus insensée et la moins permise au monde. (...) La haine est
cultivée seulement dans les strates supérieurs, nourrie par les
journaux et les livres, cultivée dans les écoles. En bas, les
hommes qui font le même travail peuvent s'entendre entre eux. Le
paysan roumain et le paysan magyar habitant sur la même terre,
lorsqu'ils sont laissés à leur compte, sans instigations, cultivent
la bonne entente d'autrefois. Les métiers, le commerce exigent des
liens dont on ne peut pas se priver uniquement parce que l'un parle
une langue et l'autre, une autre.
Depuis un certain temps, parmi les
intellectuels se développe aussi un intérêt de plus en plus fort
pour la culture des autres et la même âme se retrouve souvent,
au-delà de la différence des langues. Et, au fond, pour toutes ces
nations qui vivent en Roumanie, et surtout pour ces deux grandes
nations, Roumains et Hongrois, se dessine une fois de plus le péril
asiatique incarné dans le bolchevisme qui ne fait que donner une
nouvelle forme à ce qui a été autrefois la menace des Coumans, des
Pétchénègues et des Turcs ottomans.
Se réveiller de l'ivresse des
acharnements d'hier est, pour ces deux nations qui, dans l'intérêt
du monde entier, ne doivent pas se détruire mutuellement, non
seulement un devoir d'humanité, mais aussi un d'autoconservation."
Evidemment, ces sages paroles n'ont
pas été entendues par les décideurs politiques, et les deux pays
ont connu bon nombre de drames et de conflits notamment entre 1940 et
1945. L'occupation soviétique et l'instauration des régimes
communistes à Bucarest et à Budapest n'ont fait que geler
dissensions et récriminations qui tournaient, tout comme au XIXe
siècle, autour de la Transylvanie, cette belle province qui a
longtemps constitué la véritable pomme de discorde entre les deux
pays. Béla Borsi Kalman s'est penché sur les prodromes et les
premières décennies de ce problème qui était à l'origine un
sous-produit de la révolution de 1848 et des voies divergentes
empruntées par les deux peuples dans la construction des Etats
nationaux : la Roumanie, créée en 1859 par l'union des principautés
de Valachie et de Moldavie était placée sous la protection des 7
Puissances européennes, alors que la Hongrie se voyait élevée au
rang de partenaire privilégié dans le cadre du Dualisme
austro-hongrois qui a donné naissance à la fameuse Kakanie (1867).
Dans l'affrontement entre le droit historique de la Hongrie et le
droit des peuples de disposer librement de leur sort qui favorisait
les Roumains, population majoritaire en Transylvanie, c'est le
principe wilsonien qui a triomphé lors de la signature du Traité de
Trianon (1920).
Le traumatisme ressenti à cette occasion par la
Hongrie, qui perdait les deux tiers de son territoire et de sa
population en faveur de ses voisins slaves et roumains, a alimenté
un irrédentisme utilisé par Hitler et Mussolini pour attirer la
Hongrie dans la guerre à l'Est qui l'a menée à la catastrophe de
1945. Restait tout un discours imagologique reprenant les clichés
et les stéréotypes des siècles précédents et où les Roumains
tenaient une place proéminente.
Béla Borsi Kalman a entendu l'appel
de Nicolae Iorga et son livre est un exercice d'analyse objective
mais non dénuée de sympathie des relations entre les élites
révolutionnaires hongroises de 1848 et les hommes politiques
roumains. Ceux-ci étaient eux d'aussi anciens révolutionnaires,
eux aussi avaient été condamnés au bannissement et aux
persécutions, mais ils avaient réussi, lors de l'exil parisien, à
susciter l'intérêt et la sympathie des historiens, des politiciens
et des journalistes français pour ce qui deviendra, avec le concours
de Napoléon III, un problème international : les principautés
danubiennes, îlot latin dans une mer slave, poste avancé de
l'Europe et gardien des bouches du Danube face à l'expansion des
barbares et plus récemment de la Russie. Image naïve et fausse,
mais soutenue par l'autorité d'hommes comme Lamartine, Jules
Michelet et Edgar Quinet . L'auteur croit déceler dans cette
prouesse le pragmatisme et le byzantinisme des boyards roumains qui
comptaient parmi leurs ancêtres bon nombre de Grecs (et de
balkaniques) ayant apporté dans leur bagage génétique toute la
subtilité et la finesse de l'Empire romain d'Orient. La chose est
incontestable, mais les résultats heureux de cette politique
relèvent plutôt d'un concours de circonstances qui ont entraîné
la France et l'Angleterre dans la guerre de Crimée dont l'unique
bénéficiaire ont été les Roumains.
Les exilés hongrois et
polonais ont vu dans la création de l'Etat roumain dirigé par des
hommes qui partageaient leurs idées l'occasion rêvée de renverser
la domination autrichienne et russe sur leur patrie et dans les
années 1860 ils ont multiplié les initiatives de rapprochement avec
le prince Cuza (1859-1866) et ensuite avec Charles de
Hohenzollern-Sigmaringen (1866-1914). Des contacts ont été
réalisés, des expéditions militaires ont été planifiées, des
projets de confédération danubienne ont été avancés, mais le
pragmatisme et la prudence des Roumains, qui connaissaient bien et ce
depuis un siècle et demi les occupations russes, turques et
autrichiennes de leur patrie, ont fait échouer ces plans et projets.
Pour les exilés hongrois qu'étudie Béla Borsi Kalman, une
confédération danubienne avec la Roumanie et la Serbie représentait
une alternative valable à la domination autrichienne, mais la
formule du Dualisme qui recréait le royaume de Saint Etienne avec
François-Joseph à sa tête permettait l'organisation de l'Etat
national et a fini par être acceptée et adoptée avec enthousiasme
par l'élite nobiliaire hongroise. De la sorte, la Transylvanie fut
réunie à la Hongrie dont elle avait été séparée depuis plus de
trois siècles et devint la pomme de discorde avec la Roumanie qui
lorgnait sur la province et s'inquiétait du sort de la population
roumaine soumise, aux yeux des hommes politiques de Bucarest
fortement influencés par le puissant lobby des intellectuels
roumains de Transylvanie réfugiés au-delà des Carpathes, à un
régime d'assimilation et de dénationalisation. Cette réalité est
invoquée par l'auteur pour expliquer l'échec d'une entente entre
les élites des deux pays en dépit des sentiments de respect et
d'appréciation mutuels qu'elles manifestaient lors des contacts
directs ou dans des écrits dont certains, inédits ou peu connus,
sont ici mis en valeur pour la première fois.
Même si Béla Borsi
Kalman semble avoir une vision trop idyllique de l'aristocratie
hongroise ouverte aux idées généreuses de réformes et de progrès,
en contraste avec ses homologues roumains, véritables héritiers
d'une Byzance trop souvent perçue avec les yeux de Voltaire et de
Gibbon, il reconstitue avec érudition un tableau coloré et vivant
d'un monde aujourd'hui disparu à la recherche d'un avenir meilleur.
Matei Cazacu
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