A vrai dire, ces rapports ne devaient pas être pires il y a un
siècle, à la veille de l’union de la Transylvanie avec le royaume
roumain, célébrée en Roumanie cette année, et du traité de Trianon de
1920 qui fera l’objet d’évocations d’une tout autre nature en Hongrie et
parmi les membres de la minorité hongroise de Roumanie. On aurait en
revanche plus de mal à dire comment se présentaient ces rapports deux
siècles auparavant, à moins de prendre pour argent comptant les
considérations de ces intellectuels avant la lettre de l’Ecole
transylvaine qui, inspirés par l’Aufklärung allemand,
formulaient dès la fin du XVIIIe siècle les arguments du mouvement
national roumain à venir. Tout au plus peut-on se faire une idée des
rancœurs qui devaient s’accumuler parmi ces mystérieux Valaques, les
futurs Roumains, longtemps ignorés par les grands de ce monde mais dont
la présence avait fini par être ressentie comme quelque peu menaçante.
Un écrivain français d’ascendance souabe, Mathias Menegoz, a récemment
mis en scène les tensions qui couvaient en ce temps. L’action de son
roman, Karpathia [2], se déroule aux alentours de 1830.
Les retombées de la défaite de 1848-1849
Le regard de Béla Borsi-Kálmán (BBK) se pose très précisément sur les
années qui suivent la défaite des révolutions de 1848-1849 et précèdent
le compromis austro-hongrois de 1867, les années au cours desquelles
émergent et prennent forme nombre de griefs des Hongrois et des
Roumains. En effet, en 1848, dans leur combat contre l’Autriche, les
premiers, libéraux mais jacobins, proclamaient l’union de la
Transylvanie avec la Hongrie, tandis que les Roumains se voyaient
refuser le statut de « nation » dont bénéficiaient depuis des siècles
les Hongrois, Sicules et Saxons en Transylvanie. Pourtant, ils
constituaient depuis le milieu du siècle précédent la population
majoritaire. Aussi, plusieurs révolutionnaires roumains soutenus dans
certaines régions par la paysannerie firent le choix de l’Autriche
contre les insurgés hongrois défaits par l’armée impériale avec l’aide
de la Russie en août 1849. Mais BBK, dont la thèse de doctorat a porté
sur cette période, n’en reste pas là. Il s’attaque à quelque chose de
beaucoup plus compliqué et interroge les tentatives d’aplanir ces
griefs, de désamorcer les conflits, examine à la loupe les ébauches de
solution au différend qui va opposer jusqu’à nos jours les uns aux
autres.
Les canaux explorés par l’auteur, historien de formation, longtemps
diplomate, sont variés : politiques et diplomatiques parfois via
les services secrets, ou encore réseaux clandestins, qu’il s’agisse de
complots ou de conspirations, et, plus rarement, connexions culturelles
et affinités intellectuelles. Les enquêtes qu’il a menées sont longues
et parfois fastidieuses, les archives suffisamment riches pour réserver
des surprises aux chercheurs, les résultats pas toujours concluants,
comme il le reconnaît lui-même.
Missionnés par leurs camarades restés au pays, les rescapés de la
révolution hongroise exilés dans les principautés moldave et valaque,
sont les premiers à avoir eu l’initiative auprès des hommes politiques
roumains. Avant même son élection à la tête des Principautés unies en
1859, Alexandre Ioan Cuza est approché à Galaþi et à Iaºi. Quelques
années après, il donnera son consentement pour qu’un contingent de
Hongrois armés vivant sur le territoire roumain entre en Transylvanie en
partant de Moldavie, mais l’incursion n’eut pas lieu [3].
Egalement sollicité, Mihail Kogãlniceanu, Premier ministre de Cuza,
tentera plus tard de négocier avec le futur ministre des Affaires
étrangères de l’Autriche-Hongrie Andrassy le sort des Roumains de
Transylvanie en proposant une solution du même ordre que celle adoptée
en Croatie. Mais cette tentative, plutôt inattendue côté roumain,
n’aboutira pas non plus [4].
Le projet de Confédération danubienne
Plus surprenante est la filière garibaldienne, reconstituée à partir
des archives et des mémoires du journaliste Marco Antonio Canini qui,
après avoir quitté précipitamment sa Venise natale en 1848, prêche la
« révolution symphone et synchrone (concorde et simultanée) des peuples
opprimés en Autriche et en Turquie » [5]
aux quatre coins de l’Europe centrale et sud-orientale. Difficile de
dire dans quelle mesure une Confédération danubienne était envisageable
en ce temps et pouvait recueillir les faveurs des Serbes et des
Bulgares, des Roumains et des Hongrois. Toujours est-il que, selon BBK,
c’est à Canini, « excellent connaisseur des conditions et de la
situation politique en Valachie, et faisant preuve en même temps de
sentiments amicaux envers les Roumains » que le héros national hongrois
Kossuth Lajos « dicta en mai 1862 son illustre projet de Confédération
danubienne » [6].
Voici, toujours selon BBK, comment le bouillonnant et entreprenant
Italien, auteur également d’un ouvrage publié en roumain à Bucarest [7],
présentait la situation dans le pays voisin : « [. . . ] l’élément
hungarophobe à Bucarest n’est pas l’autochtone ; lui et avant tout
l’aristocratie roumaine sentent qu’ils ont besoin d’un appui contre
l’influence russe et qu’ils pourraient surtout le trouver chez les
Hongrois ; le peuple est excité avant tout par ceux qui émigrèrent de
Transylvanie en Valachie, mais qui n’y trouvèrent pas non plus
l’appréciation attendue ; ils injurient donc le Hongrois et alimentent
l’idée du grand empire roumain, qui impliquerait d’une part la
Transylvanie et une grande partie de la Hongrie, d’autre part les
tsintsares koutzo-valaques macédoniens. Ils ne sont dangereux que par le
fait qu’ils obtinrent presque tous des postes de professeur. . . » [8]
Non, les
rapports entre les Hongrois et les Roumains n’ont pas été toujours ce
qu’ils sont maintenant, c’est-à-dire pas très bons, et il n’y a pas de
raison qu’ils restent ainsi à l’avenir, semble vouloir faire comprendre
Béla Borsi-Kálmán aux lecteurs de ses « essais pour servir à l’histoire
des rapports hungaro-roumains aux XIXe et XXe siècles » qui viennent
d’être traduits en français [1].
Les résultats de ces contacts furent certes minces, mais des contacts
ont eu lieu et auront lieu également après le l’instauration du
dualisme austro-hongrois en 1867. Les occasions pour prendre conscience
des intérêts convergents sur certains points n’ont pas manqué non plus.
Leur existence mérite d’être signalée alors qu’elle est souvent niée ou
minimisée par les historiographies nationales. Il en va de même pour la
Confédération, quand bien même un tel projet peut sembler utopique pour
l’époque [9]. Et si elle préfigurait à sa manière l’Union européenne de nos jours ?
Eloge du dynamisme roumain
Les contributions présentées par BBK à l’occasion de divers colloques et ouvrages collectifs sont réunis sous le titre Au berceau de la nation roumaine moderne dans le miroir hongrois.
Que nous révèle-t-il au juste le miroir hongrois ? Deux choses
sautent aux yeux. La curiosité manifestée par les quarante-huitards
hongrois émigrés en Valachie et en Moldavie, que l’auteur lui-même
semble partager, pour la diversité ethnique et la structure sociale de
la population et en particulier des couches urbaines et des élites du
pays, d’une part, et la redoutable efficacité de ces dernières sur le
plan de la construction nationale. A vrai dire ce sont des aspects qui
ne retiennent pas beaucoup l’attention des Roumains alors qu’ils
passionnent souvent les observateurs avertis extérieurs.
Dès leur arrivée, en regardant de plus près, les émigrés hongrois
découvrent les origines récentes grecques, bulgares, serbes, albanaises
ou macédo-roumaines de la plupart de leurs interlocuteurs occupant une
place centrale dans les affaires roumaines. Ils traversent des villages
où on parle le bulgare ou le serbe ou encore le hongrois, en Moldavie.
« De Galaþi jusqu’à Calafat, ‘’l’on entend plus souvent le grec que le
roumain’’ », note un de ces émigrés alors qu’un autre, fin connaisseur
des réalités roumaines puisque installé de longue date comme arpenteur
dans ce pays, estime que moins de 10 % des grands boyards de Valachie
sont d’origine roumaine et il en va de même des fermiers, commerçants,
etc. [10]
« Où sont donc alors les Roumains ? Et comment s’explique le fait,
pas moins excitant, que – malgré tout cela – personne, Hongrois compris,
n’ait mis en doute le caractère roumain de toutes ces classes et
couches sociales ? » [11]
A cette question BBK répond en rappelant que la majorité de la
paysannerie était roumaine et il en allait de même pour les petits et
moyens boyards. Ces « gentilshommes campagnards », nombreux surtout en
Moldavie, ressemblent davantage aux petits nobles hongrois, note-il [12],
avant de procéder à la comparaison suivante : « Le ‘’style’’ de vie des
boyards roumains [est] beaucoup plus ouvert, détendu, moins rigide (…)
que celui de la noblesse hongroise orgueilleuse et pleine de morgue. » [13]
Si la composition ethnique de l’« oligarchie de Moldo-Valachie »
intrigue parfois, les talents déployés par ses membres pour la
construction du futur Etat-nation roumain suscite une admiration non
dissimulée de la part de l’auteur : « Cette élite, la nomenklatura de l’époque, nommée en grec la protipendada,
en partie d’origine balkanique et levantine, était liée aux Grecs de
Constantinople, quoique presque totalement roumanisée. Grâce à ses liens
avec l’administration ottomane, elle a manifesté un savoir-faire, une
capacité diplomatique presque sans égale dans l’histoire européenne.
C’est ainsi que les diplomates roumains, contrairement au jugement de
leurs collègues hongrois, ont bénéficié d’une nette supériorité
technique/professionnelle pendant les pourparlers roumano-hongrois
durant les années 1850-1860. Deux mondes, deux conceptions de vie
différentes, deux sous-régions de l’Europe se sont rencontrés, l’Europe
centrale et l’Europe du Sud-Est. Cette dernière, sociologiquement moins
évoluée peut-être, mais plus vivace, plus dynamique, a été finalement
plus efficace. C’est ainsi que les inégalités sociales se renversent,
et, parfois, dans la longue durée du moins, trouvent leur revanche. » [14]
Autrement dit, pendant que les anciens quarante-huitards hongrois et
polonais conspiraient, complotaient, préparaient des insurrections,
c’étaient leurs homologues roumains qui marquaient des points [15].
Sans doute s’agit-il là d’une performance mais elle n’aurait jamais eu
lieu si les grandes puissances de l’époque n’y trouvaient pas leur
compte. Historien et diplomate, l’auteur de cet éloge un tantinet
ironique est bien placé pour le savoir.
« Maîtres » hongrois, « serfs » (serviteurs) valaques…
« Le cliché probablement le plus grave que le passé commun
hungaro-roumain (roumano-hongrois) a jamais produit », écrit BBK, est
celui qui veut que « les Roumains (Valaques) seraient des ‘’paysans
opprimés’’ opposés aux ‘’seigneurs’’, ‘’comtes’’, ‘’féodaux’’…
‘’hongrois’’ ». « De ce fait, les ‘’serfs’’ (serviteurs), c’est-à-dire
les ‘’Valaques’’, sont soit humbles – dans le meilleur des cas –, soit
plutôt ‘’paresseux’’, ‘’louches’’, voire ‘’menteurs’’. En somme : des
êtres humains inférieurs, soumis, qui ne cherchaient qu’à induire en
erreur leurs honnêtes, francs, braves ‘’maîtres’’, sous-entendu
‘’hongrois’’. » [16]
Non, s’insurge BBK, si la majorité de la noblesse était hongroise,
nombre de Roumains, à commencer par le fameux Jean Huniade, soit Hunyadi
János ou encore Iancu de Hunedoara, ont intégré la noblesse dans le
royaume hongrois, tandis que dans des régions comme Fãgãraº, Maramureº
ou Hațeg a eu lieu le processus contraire, « les petits et moyens
nobles roumains assimilant, parfois en masse, leurs homologues hongrois.
Dans ces contrées il n’y a pas eu de conflits armés, de massacres
réciproques pendant la guerre civile transylvaine en 1848-1849 » [17].
Ce qui révulse le plus BBK - et comment ne pas le comprendre -,
c’est que ce cliché, « devenu un lieu commun de l’historiographie
nationale roumaine », soit si souvent brandi encore de nos jours pour
justifier « l’intolérance ou le manque de sensibilité par rapport aux
problèmes des Hongrois minoritaires en Transylvanie actuelle » [18].
Pour Kossuth, Canini et leurs contemporains, la « grande question »
était « la libre association des peuples de cette région et la
transformation, tant souhaitée, en démocratie de leurs sociétés » [19],
rappelle BBK. Aussi, tout naturellement il conclut ainsi : « La
question de la Transylvanie divise ou peut diviser, depuis cette époque
jusqu’à nos jours, Roumains et Hongrois, s’ils ignorent ou persistent à
ignorer que ce n’est pas l’enjeu véritable de la modernisation de leurs
sociétés. La solution serait de laisser en suspens cette malencontreuse
dispute, cette querelle historique, dans la perspective de l’Europe
intégrale, de l’Europe unie. » [20]
A l’heure où l’Académie nationale et les médias du pays appelé à
présider pendant les mois à venir l’Union européenne multiplient les
allusions à peine voilées anti-hongroises dans la quasi-indifférence de
l’opinion publique roumaine et où le Premier ministre hongrois met à
profit ses rencontres annuelles avec la minorité hongroise de Roumanie
pour s’écarter de certains principes et valeurs sur lesquels a été
fondée l’Union européenne [21] la perspective suggérée par BBK semble bien lointaine. Mais a-t-on vraiment le choix ?
Post-scriptum : Au risque de choquer certains, je
finirais sur une note plus personnelle en exprimant ma gratitude à BBK
de m’avoir permis avec ce livre de retrouver un peu de mon passé
hongrois. Je m’explique.
Du côté de ma mère, on s’appelait Rozvan(y) et Lemeny.
Social-démocrate puis communiste, mon grand-père maternel Eugen
(Jenö) Rozvan(y) est issu d’une famille de commerçants provenant de la
zone Monastir/Bitola en Macédoine installés de longue date à Salonta.
Son père à lui avait été insurgent puis sous-lieutenant du régiment de
cavalerie de la garde nationale hongroise en 1848-49. Il a notamment
participé à la bataille de Simeria sous les ordres du général Bem.
Ma grand-mère, Nora, scolarisée d’abord à Sibiu, a étudié ensuite,
comme son mari, à Budapest puis à Berlin, avant de s’installer à Cluj.
Son grand-père à elle, Ioan Bran de Lemeny, fut secrétaire de
l’assemblée de Blaj en mai 1848, là où officiait l’évêque
gréco-catholique Ioan Lemeny, son cousin. Social-démocrate et féministe,
élue député en 1918, Nora Lemeny a participé à l’assemblée d’Alba Iulia
le 1er décembre et a fait partie de la délégation roumaine aux
pourparlers de Trianon.
Début septembre 1940, à la veille de l’entrée des troupes hongroises à
Cluj, elle s’est réfugiée à Bucarest. Ma mère faisait partie du voyage.
Je ne l’ai pas entendu dire du mal des Hongrois, en revanche elle
prétendait ne pas parler le hongrois ce que j’ai pu constater que
c’était faux.
Pour ma part, dès ma jeunesse j’ai pris en grippe le nationalisme,
peut-être grâce à mon père, lui-même « macédonien », aroumain,
minoritaire absolu puisque sans king state comme on dit.
A partir de ce que l’on m’a raconté en famille, de ce que j’ai pu
lire dans des livres et des périodiques sur mes grands-parents, que je
n’ai pas connus, il m’est souvent arrivé dernièrement de me demander ce
qu’ils pouvaient bien faire en leur temps à Salonta/Nagyszalonta,
Sibiu/Hermannstadt, Cluj/Kolozsvar, Oradea/Nagyvarad, Budapest surtout,
Vienne… Qu’on le veuille ou non, le passé des générations qui m’ont
précédé du côté de ma mère était hongrois. Le mien aussi, par
conséquent, tout au moins en partie. Et comme j’aime l’histoire, j’ai
toujours essayé d’en savoir plus. Voilà pourquoi je suis reconnaissant à
BBK pour son livre qui vient d’être traduit en français.