Au cœur d’une actualité controversée que je scrutais à la loupe
et qui aura marqué les débuts et l’épilogue de la crise yougoslave, le
Kosovo était aussi le théâtre d’incessants conflits et tensions auxquels
mieux valait s’abstenir de s’en mêler. Le cul du monde, en quelque
sorte, que j’avais d’autant moins envie de voir de plus près que ce
monde était aussi le mien.
Nicolae TRIFON
Voyage en Dardanie ulpienne, aujourd’hui Kosovo (I)
Nicolas Trifon
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jeudi 9 novembre 2017
Pris par
d’autres obligations, je n’ai rien fait pour préparer mon voyage à
Pristina où je devais assister à une conférence sur le journalisme
d’investigation et participer à un séminaire du Courrier des Balkans.
J’appréhendais quelque peu l’idée de me rendre au Kosovo, pays que
j’avais soigneusement évité lors de mes nombreux voyages dans la
région...
Au cœur d’une actualité controversée que je scrutais à la loupe
et qui aura marqué les débuts et l’épilogue de la crise yougoslave, le
Kosovo était aussi le théâtre d’incessants conflits et tensions auxquels
mieux valait s’abstenir de s’en mêler. Le cul du monde, en quelque
sorte, que j’avais d’autant moins envie de voir de plus près que ce
monde était aussi le mien.
Mercredi, après-midi
Pourtant, tout allait se passer pour le meilleur lors de mon séjour.
Aéroport flambant neuf, une très belle lumière qui adoucissait
l’agressivité d’un paysage urbain chaotique surchargé de réclames en
tout genre, puis arrivée à l’hôtel en dehors de la ville, situé au bord
d’un immense champ, dernier bâtiment de maisons paysannes et de villas
assez clairsemées. L’eau de la piscine, l’architecture minimaliste de
l’hôtel et surtout ce champ que je n’allais plus me lasser de contempler
m’ont fait d’emblée une forte impression. Petit à petit, j’allais
apprendre des choses qui renforceront cette impression et accroître le
plaisir qu’elle me procurait. L’hôtel a été fondé par un Suisse amoureux
des lieux qui a fait appel à un architecte albanais installé dans son
pays. La plupart des membres du personnel étaient des Roms, ce dont j’ai
mis un bon moment pour m’en convaincre. Très naturels, aimables, ils
n’avaient pas moins un air réservé et un peu mystérieux par rapport aux
Albanais et aux Serbes que j’ai pu croiser lors de mon séjour.
Questionné sur la langue qu’ils parlaient, l’un d’entre eux, au courant
que j’étais né à Bucarest, m’a fait remarquer sur un ton goguenard que
le romani ce n’est pas du roumain. C’était assez drôle puisque
d’habitude ce sont les Roumains qui font tout pour dire qu’ils ne sont
pas Roms. Puis, surtout, j’ai appris que l’immense champ en question, en
friche, à l’exception de quelques rares parcelles cultivées,
correspondait à la cité construite par Trajan (Marcus Ulpius), au
lendemain de la conquête de la Dacie, au cœur de la Dardanie, cité qui
avait fait l’objet de fouilles archéologiques il y a quelque temps.
Bref, parti pour un Kosovo réputé sous-développé, traversé de haines
multiples et assisté par une Europe impuissante, je me retrouvais
moyennant le confort de l’hôtel, la gentillesse des gens qui
m’entouraient et la vue de cette immense plaine riche en histoire en
pleine Dardanie ulpienne. Plutôt que de me prendre la tête avec des
problèmes que je devinais insolubles je sautais sur l’occasion
inattendue de m’adonner à quelques rêveries sur l’Antiquité romaine
inspirées par la nature ambiante.
Jeudi, à Pristina
La participation à la conférence sur le journalisme d’investigation
qui a eu lieu le lendemain n’a pas vraiment perturbé l’état de grâce
dans lequel je me trouvais depuis l’arrivée dans le pays. Cela se
passait à l’Université, dans des locaux sans doute plus accueillants que
les immeubles en construction collés les uns contre les autres de la
capitale ou les magasins et hôtels tape à l’œil du centre-ville.
Le moment fort fut l’intervention du journaliste monténégrin Jovo Martinoviæ
qui venait de passer quatorze mois en prison accusé de trafic de
cannabis parce qu’il enquêtait sur le trafic de cannabis. « Ce sont
toujours les mêmes hommes, le même régime communiste qui se perpétuent
depuis des années, et la mentalité qui va avec et qui voit partout des
espions », expliquait-il en substance. Bien que marqué moi-même par les
méfaits du communisme, j’ai trouvé cette explication un peu exagérée.
Puis j’ai réfléchi et je me suis dit que le communisme, sous ses
différentes formes, titiste y compris, a su très bien cultiver ce
réflexe ancestral de voir dans celui qui formule une quelconque critique
ou apporte une information déplaisante sur sa communauté un élément
extérieur qu’il est impératif de rejeter. Le cas monténégrin semble
édifiant mais, pendant la guerre froide, il y a eu des phénomènes
similaires aux États-Unis.
Cela étant dit, est-ce aux journalistes de procéder à de telles
investigations ? Sans doute si personne d’autre ne s’en charge. Mais
encore, je ne saurais répondre clairement à ce genre de question comme à
toutes celles concernant les « affaires » qui abondent dans la région
et qui passionnent parfois même un certain public du Courrier des
Balkans.
La collation offerte par l’ambassadeur de Suisse au Kosovo a eu lieu
dans un restaurant situé non loin de l’Université. Elle a confirmé
l’excellence des mets kosovars - et je parle en connaissance de cause -
déjà goûtés à l’hôtel. Ce fut la seule journée passée à Pristina, ville
pas très plaisante en apparence pour y vivre, mais bien vivante. En
tout cas, l’atmosphère lugubre décrite par Kadare dans Le cortège de noce s’est figé dans la glace,
livre que j’ai dû lire à sa sortie, donc il y a un bon moment, semble
appartenir définitivement au passé. Pour les Albanais tout au moins.
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