De nombreuses surprises par rapport aux idées que l'on se fait d'habitude de la Dobroudja d’autrefois attendent le lecteur attentif.
Et «c’est ainsi que, de
notre temps, l’histoire a été
enseignée au profit d’une grande conspiration
contre la
vérité », nous avertit d’emblée Camille Allard,
l’auteur des Souvenirs d’Orient, la Bulgarie
orientale
qui viennent d’être réédités
sous le titre Entre
mer Noire et Danube : Dobroudja,
1855 (Paris : Non
Lieu, 2013), pointant ainsi tous ces « voyageurs au
coin du feu, littérateurs
fantaisistes » et autres « rêveurs et acteurs
politiques qui s’attribuent
la mission de changer le
monde » et qui ne cherchent qu’à plaire et à mieux
vendre leurs livres. (p. 29) En
effet, le souci d'informer le lecteur et de
consigner avant tout les choses vues
est manifeste dans le journal tenu par ce
médecin militaire de la mission des
Ponts et Chaussées chargée d’établir une
route entre Kustendjé (aujourd’hui
Constanta) et Rasova (en Bulgarie) pour
permettre le passage des troupes
françaises pendant la guerre de Crimée.
Certes, comme
l’indique
Bernard Lory, l’éditeur
intellectuel du texte, dans son avant-propos, C. Allard
n’échappe pas toujours aux
stéréotypes de son époque. Cependant, le
particulier, le détail,
l’observation des faits, l’emporte chez lui sur les
généralités, et met à mal
certains poncifs, véhiculés parfois par lui-même. A
propos des Tatars, par exemple, il
évoque volontiers leurs
« instincts belliqueux » et leur « génie
de la destruction » ou
encore le souvenir de « ces niaises figures
rangées en cercle autour de nous au
moment des repas dans les steppes ».
En revanche, lorsqu’il s’agit
d’une situation précise, de personnes auxquelles
il a eu affaire, ce Tatar par
exemple qui lui demande de consulter une jeune
femme chlorotique appartenant
vraisemblablement à son harem, les choses changent, au risque
de
décontenancer le lecteur :
« La malade ne me montra son visage que par
parties. Pendant que j’examinais un de ses yeux, elle me cachait
l’autre, et, tout en me montrant la langue, elle couvrait son nez.
Je fus frappé de la propreté et de l’ordre qui régnait dans
l’ameublement de cet appartement tatar. Il n’avait rien de
misérable, et je ne fus pas peu étonné d’y voir un lit à
l’européenne et un rayon de livres. » (92-94)
Comme chez bien
d’autres
voyageurs occidentaux en Orient,
l’Antiquité occupe une place de choix dans le
récit du séjour du médecin
français dans
la Dobroudja du milieu
du XIXe siècle. A un moment donné, dans le
chapitre consacré à la
relégation
d’Ovide à Tomis au tout début de notre ère,
C. Allard cite un vers du poète qui
laisse songeur : « Les Sarmates
et les Gètes liront-ils mes
livres ? » (p. 85). Plus proche
de l’illustre
citoyen romain en exil que des
Sarmates et des Gètes locaux, C. Allard s’est
peut-être posé la même question
et a envisagé une réponse tout aussi dubitative
sur le destin de ses Souvenirs
d’Orient
auprès de ceux qui ont pris le
relais des Sarmates et des Gètes, à savoir les
Bulgares, les Tatars ou les Valaques
dont il décrit les moeurs et coutumes.
Pour ma part, je ne peux m’empêcher
de lire avec les yeux des descendants de
ces derniers les informations et les
digressions, plaisantes ou non, de C. Allard et des autres
voyageurs occidentaux
ou d'Europe centrale, d’autant
plus précieuses qu’elles sont souvent les seules
disponibles en la matière.
Avec
cette réédition, il y a un vrai
plus, qu’il faut saluer. Nous avons droit à
deux récits. D’une part, celui du
médecin voyageur, soucieux d'éclairer le
lecteur, de se rendre utile, y
compris en témoignant sur sa mission pendant six
mois dans une contrée située aux
marges extrêmes occidentales de la steppe
eurasiatique à la veille de
changements majeurs avec notamment l’arrêt de l’expansion
de la Russie vers
le sud et le sursis
accordé à l’Empire ottoman par
l’intervention anglo-française lors de la guerre
de Crimée. D’autre part, le
récit, ou plutôt le pararécit, d’un historien, fin
connaisseur des Balkans, et empreint
à son tour
de l’esprit de son
époque marquée encore par l’absurdité et la violence
des dérives nationalistes de la
dernière décennie du XXe siècle dans cette
région, soucieux de ne rien laisser
passer qui pourrait les ranimer d’une
manière ou d’une autre. A ce
titre, il
prend toutes les précautions
imaginables en se félicitant que la «
question de Dobroudja »
entre la Roumanie et la Bulgarie a été résolue en
1940 et « n’a plus été
rouverte depuis » (p. 9) et en insistant sur
le fait que, avant 1878, le mot
Bulgarie désignait une entité géographique sans
connotation ethno-nationale (p.
11-12). Dans ce livre, il est d’ailleurs autant
sinon plus question des Valaques ou
des Tatars que des Bulgares qui habitaient
la « Bulgarie
orientale ».
Pour ce qui est des
notes de bas de pages, 507 en tout, pas la moindre
erreur, pas le moindre faux pas de
C. Allard qui puisse choquer le lecteur de ce
début du XXIe siècle n’est passé
sous silence. Deux époques, deux discours, le
second étant à la fois plus
rigoureux et, curieusement, plus passionné que le
premier, raison pour laquelle mieux
vaut les suivre parallèlement, tenir compte
du travail de rectification de B.
Lory sans pour autant prendre
systématiquement le contre-pied des
propos de C. Allard et le
« juger » avec
les critères de nos jours : lire donc ce
dernier pour ce qu’il est, dans son
contexte.
De
ce point de vue, en rééditant le
livre de C. Allard, les éditions Non Lieu
réalisent une performance par les
temps qui courent.
Avec les progrès enregistrés ces derniers
temps dans l’édition des
textes (programmes
de saisie et mise en page à la
portée de tout le monde, scannérisation, possibilité
d’imprimer en un nombre réduit
d’exemplaires, etc.) et surtout dans la
numérisation via Internet de pans
entiers de la production écrite de
l'humanité, on assiste à un
véritable boom en matière d’accès à une multitude
de documents et d’analyses
provenant du passé récent ou lointain, qui étaient
réservés auparavant aux seuls
chercheurs chevronnés. La valeur documentaire de ces
textes, la
pertinence des raisonnements
auxquels on a désormais un accès immédiat dépendent
cependant de la capacité du lecteur
de les saisir dans leur contexte, ce qui
implique au préalable un travail
d’édition, de mise en garde, de
contextualisation. Dans l’absence
de ce travail, ce qui est souvent le cas car
il implique des efforts
considérables, l’accès à toutes ces nouvelles sources risque
d’alimenter la confusion dès lors
qu’il s’agit de questions sensibles ou
controversées. On ne l’a que trop
vu depuis l’implosion du communisme à l’Est
avec la prolifération des éditions
en
fac-similés et
des textes repris
tels quels sur la Toile véhiculant
« en toute innocence »
des idéologies nationalistes, racistes et fascistes.
Valaques de Valachie ou
Koutzo-Valaques?
De nombreuses surprises
par rapport aux idées que l'on se
fait d'habitude de la Dobroudja d’autrefois
attendent le lecteur attentif
de
C.
Allard, dont le témoignage, nous
rappelle B. Lory, a été insuffisamment utilisé
jusqu’à présent par ceux qui
s’intéressaient aux Balkans (p. 26).
Pour ma part,
j'évoquerais un aspect qui m'a
surpris dans le portrait qu'il dresse des
Valaques. Le terme
« roumain », n’apparaît que rarement, à
propos des
« Roumains ou Valaques [de
la région de Tulcea]... qui émigrent sans cesse
sur le territoire ottoman pour se
soustraire soit au service militaire soit à l’oppression
des boyards » et des
« Roumains de Transylvanie appelés Mokany, qui
viennent hiverner avec leurs
troupeaux » (p. 162-163). S’il est question à
un moment donné des
« draperies antiques du Valaque à la physionomie
intéressante » (p. 65),
si, aux yeux de C. Allard, les Valaques sont «
d’origine romane » et
ont « conservé en partie la pureté du type
italien » ou encore s’ils
« semblaient n’avoir aucune affinité »
avec les autres populations (p.
163-164), il n’est jamais question de leur
langue comme trait
distinctif.
Enfin, une
précision
concernant la note qui signale la
« confusion » de C. Allard lorsqu’il
évoque la révolte, en 1185, des
« Valaques, ou proprement les
Koutzo-Valaques, au sud du
Danube », qui ont fondé avec les Bulgares le
« royaume
valaco-bulgare ».
« Les Koutzo-Valaques habitent bien au sud du
Danube (en Thessalie, Epire,
Macédoine) mais ce sont des Valaques de Valachie
qui ont participé à
l’établissement du Deuxième Royaume bulgare (1185-1396) »,
écrit B. Lory dans la note de bas
de page (p. 151). En fait, les Valaques en
question, dirigés par les frères
Assen dont le successeur, Jean Kalojan (1197-1207),
sera reconnu comme « rex
Bulgarorum et Balachorum » par le pape
Innocent III, étaient bien de
Bulgarie, c’est-à-dire de la zone montagneuse
située tout au long du mont Balkan
(Stara Planina) et du Rhodope et non pas de
Valachie. Il s’agit d’une
population qui se dirigera vers le nord-est et sera
assimilée tout au long des siècles
qui ont suivi, alors que les Koutzo-Valaques
dont parle C. Allard sont les
Aroumains de nos jours, connus aussi sous ce nom (1).
Il n’y a plus de
« question de
Dobroudja » en 2013, et c’est tant mieux. Aussi bien en
Roumanie qu’en Bulgarie, il y a en
revanche un vrai problème avec le passé en
rapport avec cette région, qui fut
longtemps davantage turco-tatare que bulgare
et roumaine, un passé mal connu,
souvent occulté par les propagandes nationales
des deux pays. De ce point de vue,
le livre de C. Allard annoté par B. Laury
présente un réel intérêt pour le
lecteur bulgare et roumain. A signaler, pour
ce qui est de la Roumanie tout au
moins, l’existence ces dernières années de
plusieurs prises de position
critiques et d’un débat contradictoire
difficilement concevables
auparavant. Dans son best-seller intitulé O scurtã
istorie a românilor povestitã celor
tineri [Brève histoire
des Roumains racontée aux jeunes, 4e
édition revue, Bucarest, 2002, p.
194-197], Neagu Djuvara met l’accent sur les
injustices commises par la Roumanie
à l’égard de la Bulgarie en annexant le sud
de la Dobroudja connu aussi sous le
nom de Quadrilatère, en 1913, tandis qu’un
autre historien, de la jeune
génération, Enache Tuºa, procède à une enquête
fouillée sur la
« roumanisation » entreprise par l’Etat
dans la Dobroudja après 1878
et dans le Quadriatère entre 1913
et 1940, dans son livre intitulé Imaginar politic ºi
identitãþi
collective în Dobrogea
[Imaginaire politique et identités
collectives dans la
Dobroudja,
Bucarest, 2012].
Nicolas Trifon
(texte paru dans le
Courrier des Balkans, le 22 décembre
2013)
[1] Petre Serban Nãsturel, « Les
Valaques de l’espace byzantin et bulgare jusqu'à la conquête
ottomane », dans Cahier d’étude des civilisations de
l’Europe centrale et du Sud-Est, n° 8, présentation
Georges Castellan, Paris, 1990.
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