Claude Karnoouh. De l'oubli comme cure de la conscience malheureuse
Data: Tuesday, December 04 @ 22:13:05 CET
Topic: Memoria



Ce texte était originellement destiné au dossier postcommunisme que devait publier Dilema sur la proposition, à Paris, d’une rédactrice, Simona Șora… Pour des raisons que l’on peut comprendre connaissant les orientations politiques, idéologiques et sociales de la revue, mon texte a été censuré, ainsi que celui d’Alex Cistelecan, lesquels parlaient des conditions spécifiques du postcommunisme roumain… Mais pour se donner bonne conscience, et pour se montrer en phase avec l’un des très bons philosophes français d’extrême gauche, les responsables du dossier (et ils se reconnaîtront ici) l’on laissé paraître avec un texte de Badiou, donnant le change pour faire accroire à leur tolérance. Mais c’est là que l’on mesure leur bassesse, leur duplicité et leur ignorance crasse quand on sait que le mardi 6 novembre 2007, L’Humanité (journal du parti communiste français) publiait une très longue interview de Badiou dans laquelle il défendait avec la fermeté qu’on lui connaît l’« hypothèse de l’émancipation reste l’hypothèse communiste ». Mais il parlait dans le champ théorétique général et non, comme moi et Cistelcan, dans l’analyse de l’usage qu’une écrasante majorité d’intellectuels roumains ont fait du postcommunisme.




Remarques préliminaires

Ce texte était originellement destiné au dossier postcommunisme que devait publier Dilema sur la proposition, à Paris, d’une rédactrice, Simona Șora… Pour des raisons que l’on peut comprendre connaissant les orientations politiques, idéologiques et sociales de la revue, mon texte a été censuré, ainsi que celui d’Alex Cistelecan, lesquels parlaient des conditions spécifiques du postcommunisme roumain… Mais pour se donner bonne conscience, et pour se montrer en phase avec l’un des très bons philosophes français d’extrême gauche, les responsables du dossier (et ils se reconnaîtront ici) l’on laissé paraître avec un texte de Badiou, donnant le change pour faire accroire à leur tolérance. Mais c’est là que l’on mesure leur bassesse, leur duplicité et leur ignorance crasse quand on sait que le mardi 6 novembre 2007, L’Humanité (journal du parti communiste français) publiait une très longue interview de Badiou dans laquelle il défendait avec la fermeté qu’on lui connaît l’« hypothèse de l’émancipation reste l’hypothèse communiste ». Mais il parlait dans le champ théorétique général et non, comme moi et Cistelcan, dans l’analyse de l’usage qu’une écrasante majorité d’intellectuels roumains ont fait du postcommunisme.

De l’oubli comme cure de la conscience malheureuse*

Depuis la chute du régime communiste en Roumanie, le discours dominant des élites culturelles et politiques y détenant un quelconque pouvoir consiste à réduire l’histoire du pouvoir communiste aux dernières années de l’époque ceauºiste ? Sachant que le régime communiste a duré de décembre 1947 à décembre 1989, soit quarante-deux ans, il semble que cette réduction corresponde à une stratégie de l’amnésie qui ne manque pas de soulever plusieurs questions quant aux intentions plus ou moins conscientisées et thématisées par ces mêmes élites…
Sans entrer dans les détails en raison de l’espace imparti à ce petit texte, on peut diviser le pouvoir communiste en trois phases :
La phase véritablement internationaliste sous l’égide directe de l’Union soviétique jusqu’en 1956. La phase de reprise en main nationaliste après 1956 avec un style de contrôle toujours de type stalinien avec emprisonnement généralisé de supposés ou véritables opposants, non seulement les « classiques » ennemis du prolétariat, mais des communistes eux-mêmes qui précisément critiquaient ces dérives criminelles. Ce style dura jusqu’en 1962. Puis avec le changement de style du pouvoir une lente transformation s’installa jusqu’en 1964 avec l’amnistie des prisonniers politiques, et le refus de la spécialisation du pays en produits agricoles souhaitée par l’Union soviétique dans le cadre du COMECON. La phase du développement du communisme nationale qui se divise à son tour en deux parties : - de 1964 à 1971, marque l’arrivée au pouvoir de Nicolas Ceausescu comme premier secrétaire du PCR avec une libéralisation sur tous les plans, intellectuelle, économique, culturelle, une ouverture politique et touristique en direction de l’Occident, dont le sommet fut à coup sûr marqué par le refus du PCR de participer à l’invasion de la République Tchécoslovaque et l’enthousiasme qu’il suscita parmi les intellectuels…
- de 1972 à 1989 le choix d’une économie politique de l’indépendance nationale qui exigea de plus en plus de restrictions de la consommation interne pour s’achever en juin 1989 avec le remboursement de la dette et des intérêts et obtenir ainsi les félicitations du FMI. Cette politique s’est en effet traduite par des manques importants de biens de consommations minimaux, une baisse de la qualité de divers services publics et des infrastructures, une exaltation toujours plus intense de la « grandeur » et de la gloire du peuple-nation, une haine de plus en plus agressive envers les Hongrois et, last but not least, une exacerbation souvent grotesque du culte de la personnalité réservé au chef du Parti et de l’État.

Pourquoi lorsque les intellectuels roumains présentent leur communisme se cantonnent-ils pour l’essentiel aux dix dernières années de ce cycle (à l’exception du mémorial de Sighet, malgré de graves distorsions sur la répression spéciale subie par les grecs-catholiques très révélatrices des intentions des concepteurs de ce musée). En d’autres mots, pourquoi enfiler des clichés éculés et de grossières images propagandistes sur le communisme et l’époque Ceauºescu, pourquoi énoncer autant d'assertions aussi stupides que celles qui furent distillées par le régime communiste.
Pourquoi, avec toutes les précautions d’usage possibles, le groupe social qui s’affirme le plus éclairé refuse-t-il de faire face à la réalité politico-historique, sociale et culturelle de ce moment de l’étant Roumanie qui appartient nolens volens en propre à son histoire. Pourquoi lit-on sous la plume de prétendus « savants » dans les affaires humaines des interprétations du communisme comme une maladie monstrueuse, comme l’histoire, y compris en ses moments les plus violents, tiendrait de la tératologie.
Et pourquoi pas alors une maladie honteuse : une vérole socio-politique par exemple ! Tout cela n’est guère sérieux et sert à amuser la galerie, à éloigner les gens d’un stimulant effort de la pensée critique. L’histoire comme tragédie n’est rien de moins que l’histoire faite et subite par les hommes. Qu’ils la maudissent ensuite, il n’y a là, avec l’histoire du communisme, qu’un énième exemple.
Il faudrait que les beaux parleurs doublés de belles âmes postfactum relisent un peu Thucydide et Machiavel, Córtez et Las Casas, Saint-Just et Chateaubriand, Clausewitz et Hegel pour comprendre un peu ce qu’est en son essence humaine, peut-être trop humaine, la politique, la guerre et la violence civile collective.

Dès le début du mois de janvier 1990, j’avais démontré dans un petit ouvrage, aujourd’hui oublié, que les journées du 20-21-22-23 décembre 1989 n’avaient été au bout du compte qu’un savant coup d’État dont les auteurs avaient suscité et mis en scène une révolte populaire, puis une sanglante répression de manière à apeurer tous ceux qui eussent souhaité un véritable changement. Je n’avais pas été le seul à l’entendre ainsi, Radu Portocalã, un peu plus tard, dit la même chose dans un ouvrage plus épais. De fait les hommes qui prirent le pouvoir effectif en décembre 1989 (et non ceux qui, instruments entre leurs mains, jouèrent les utilités médiatiques pour les masses désorientées) étaient des cadres seniors ou juniors des institutions communistes les plus prestigieuses. Ils formaient une sorte de deuxième ligne en attente d’un pouvoir qui tardait à venir pour couronner une carrière de serviteurs compétents du PCR, dussent-ils, parfois, montrer quelques réserves théorico-pratiques dans leurs actions. Il suffit de reconstituer la carrière des élites actuelles, ne pas omettre ou ne pas masquer les filiations et les fonctions antérieures pour s’en rendre aisément compte. Un proverbe roumain illustre parfaitement cette situation : aceas Maria cu o altã pãlãrie. Cette génération ayant parfaitement compris qu’à Malta s’était négocié un nouveau Yalta, elle savait que dorénavant, pour accéder au pouvoir, il lui fallait jouer la partition occidentale, en finir avec les benoîtes palabres sur la société multilatéralement développée, le socialisme roumain comme accomplissement de la pérennité du peuple-nation, le communisme roumain à visage mioritique, pour entonner le chœur des vertus du libéralisme, de la privatisation et des « thérapies de choc » comme légitimation du pillage massif de la propriété collective sous les mots valises et creux de démocratie et droits de l’homme. Il fallait, comme l’affirmait avec finesse le Prince Salina dans Le Guépard, que « tout change pour que tout demeure identique ». Caragiale, en son temps, l’avait parfaitement compris. une fois accepté la réalité de cet état des choses et des gens on peut alors commencer un sérieux travail d’anamnèse et comprendre la nature de l’agir des élites de l’époque postcommuniste dans laquelle nous sommes toujours immergés.

C’est en faisant face à l’histoire du communisme réel en sa totalité sans commentaires habités d’un moralisme à deux sous, que l’on peut entendre les débats nauséeux du présent sur les collaborateurs de la Securitate, l’extrême médiocrité du rapport Tismaneanu, le jeu des chaises musicales entre politiciens de tous les partis et, par-dessus tout, l’affligeante indigence de la vie politico-culturelle roumaine. Car dans le jeu des dénégations permanentes des acteurs politico-culturels avec la Securitate, les archives sont employées non pas là pour révéler ce que beaucoup savaient déjà ou soupçonnaient à bon escient, mais comme vulgaire instrument dans la lutte féroce pour le pouvoir politique et surtout économique que se livrent depuis décembre 1989 des groupes antagonistes de politiciens composés pour l’essentiel d’anciens membres du PCR…

C’est pourquoi les débats et les règlements de comptes insistent sur les années 70-89 du régime, paradoxalement sur une époque où la répression n’avait plus rien de commun avec les années de plomb, la fin des années quarante, les années cinquante jusqu’en 1962 ! Parce que si les années de plombs étaient rappelées avec les détails des choix de ceux qui y avaient des responsabilités importantes, s’il y avait des études sérieuses des stratégies et des tactiques successives de ceux qui ont recherché les possibilités d’une ascension sociale rapide, alors les véritables enjeux entre les divers groupes socio-économiques et nationaux vivant sur le sol de la Roumanie apparaîtraient en pleine lumière et à ce moment-là, d’aucuns seraient contraints à nuancer bien des clichés idéologiques du présent avancés sur la base d’un passé controuvé et présentés comme autant de vérité intemporelle. À cela il faut ne jamais omettre le refus simultané de penser la nature même de la Seconde Guerre mondiale à laquelle, pour l’essentiel, la Roumanie participa du côté de l’Allemagne nazie. Un regard lucide en arrière expliquerait bien des choses de l’époque communiste et postcommuniste.

Enfin de compte, la Roumanie étant une spécialiste des coup d’État grâce auxquels les élites réalisent des retournements d’alliance qu’elles imposent au pays – 23 au 23 août 1944, 21-22 au 22 décembre 1 989 –, il eût fallu, dès longtemps, que ces élites pensassent ce qu’engendrèrent dans les représentations de la conscience populaires de tels revirements, au lieu, comme le font de tristes moralistes, de s’insurger contre les mineurs qui perçurent, à juste titre, leur travail menacé ou contre les laissés-pour-compte de la « thérapie de choc » qui, se retrouvant dans des appartements auxquels les autorités compétentes ont coupé le chauffage faute de paiement, regrettent l’époque Ceauºescu où, malgré tout, de temps en temps, un léger courant d’air chaud venait tempérer quelque peu les appartements glacés. A l’époque tout le monde était traité de la même manière.

« Je sais bien mais quand même… » est le mode de l’énonciation de la dénégation. Dans le cas qui nous occupe ont pourrait le formuler ainsi : « Je sais bien que je dois tout mon statut social au pouvoir et à la société communiste, mais en mon for intérieur j’ai résisté… ! » Mais tout le monde le sait sans le dire, la résistance politique fut brisée à la fin des années cinquante quand les derniers petits groupes armés vagabondant dans les montagnes, à l’Est au Sud ou au Centre des Carpates, furent donnés aux milices communistes par les paysans… Quant à résistance par la culture, elle n’a jamais existé, le régime, surtout au cours des vingt dernières années, et en dépit d’une censure tatillonne, publia tous les ouvrages que lui soumettaient la majorité des intellectuels. A cela il faut adjoindre l’énorme effort de traduction de textes fondamentaux dont les catalogues des maisons d’éditions et les bibliothèques des intellectuels sont les meilleurs témoins.

Des aristocrates et des bourgeois de toutes sortes ayant eu l’intuition d’émigrer à temps, d’autres, les plus nombreux, ayant été exclus de la société, forcés de se prolétariser, plus souvent emprisonnés, déportés au Canal, exécutés par mort lente dans les geôles de prisons infectes, puis lorsque les survivants libérés après 1964 reprirent massivement le chemin de l’exil, il ne resta plus qu’à occuper les places laissées libres… C’est ce que firent avec talent tous ceux qui présentement oublient de rappeler d’où vint la possibilité de leur ascension sociale fulgurante. Pour s’en convaincre il suffit de faire un peu de généalogie sociologique… Ce dont se gardent bien les historiens, les sociologues et les anthropologues, les philosophes et les psychologues… Aussi, et malgré les vociférations quotidiennes rapportées à satiété par la presse roumaine, la seule loi respectée de tous n’est autre que la loi de l’omertà, c’est pourquoi, ad litteram, ici « le silence est d’or ».

Claude Karnoouh
Paris octobre 2007

* De nombreuses discussions à bâton rompu avec Aurel Codoban, Monica Gheþ, Ándor Horváth, Ciprian Mihali et Adrian Sîrbu ont nourri ce commentaire tenu le 15 octobre 2007 à l’occasion de l’exposition des travaux de la revue Idea artã+societate de Cluj, au Centre culturel roumain de Paris.





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