Nicolas TRIFON. Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 (I)
Data: Wednesday, November 24 @ 14:54:34 CET
Topic: Memoria


Résumé : L'auto-identification d'une partie significative des Aroumains comme groupe distinct de la nation roumaine a surpris. En effet, leur langue, issue du latin, est a priori proche du roumain et, pendant les dernières décennies de l'existence de l'Empire ottoman, les écoles destinées aux Aroumains vivant dans la région située au carrefour de la Grèce, de l'Albanie, de la République de Macédoine et de la Bulgarie actuelles étaient financées par l'état roumain. Or c'est de cette région que proviennent les Aroumains de Roumanie, installés pour la plupart comme colons dans la Dobroudja du Sud pendant la période 1925-1932. L'auteur se propose de reconstituer le débat ayant opposé partisans et adversaires du statut de minorité nationale pour les Aroumains tout au long de l'année 2005 et d'analyser ses enjeux, tant en Roumanie qu'à l'échelle des Balkans. Il interroge ce faisant les modes de construction des identités au sein des communautés aroumaines, ainsi que les formes de mobilisation auxquelles elles donnent lieu.

Les Aroumains en Roumanie depuis 1990

Comment se passer d'une (belle-) mère patrie devenue encombrante

Nicolas TRIFON (nicolas.trifon@gmail.com)

Etude parue dans la Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2007, vol. 38, n° 4, pp. 173-199.

Descendants des populations romanisées à l'époque de l'administration romaine des Balkans, les Aroumains ont longtemps pratiqué le nomadisme pastoral et exercé des professions liées à l'élevage, au transport, puis à l'artisanat ou au commerce. De confession orthodoxe, ils sont dispersés dans des régions situées au nord de la Grèce, au sud de l'Albanie, en République de Macédoine, en Bulgarie et, depuis les années 1920, dans la Dobroudja roumaine. Telle est la fiche signalétique qu'un fonctionnaire balkanique honnête et un tant soit peu compétent pourrait établir de nos jours sur les Aroumains à l'intention d'un étranger l'interrogeant à leur sujet. Il n'en restera cependant pas là et s'empressera d'apporter des précisions variant selon la nation au service de laquelle se trouve l'administration dont il relève. En effet, pour les uns, les Aroumains seraient à l'origine des Grecs ayant adopté le latin lors de l'occupation romaine, pour d'autres, des Illyriens, comme les ancêtres des Albanais. Pour d'autres encore, ils sont apparentés aux Roumains dont ils constitueraient la branche méridionale coupée par l'invasion slave, tandis que d'aucuns voient en eux les reliquats d'une population romanisée assimilée depuis longtemps par les Slaves. L'accent sera mis sur leurs contributions au mouvement national du pays où ils vivent et sur la place de choix qu'ils occupent au sein de la nation en titre, nation dont ils maîtrisent si bien la langue ; le fait que celle-ci ne soit pas leur langue maternelle sera présenté comme un accident historique incongru, voire fâcheux, mais qui ne saurait porter à conséquence en raison du recul de sa pratique parmi les jeunes générations. En privé, notre fonctionnaire risque cependant de s'écarter quelque peu de la version officielle. « On ne sait pas d'où ils viennent ni ce qu'ils se disent entre eux ni ce qu'ils pensent de nous, sont-ils d'ailleurs vraiment des nôtres ? », s'interroger a-t-il en reprenant au passage les stéréotypes peu engageants circulant sur la rusticité, la richesse ou la perfidie de ces étranges Koutso-valaques (en Grèce), Tchobanes (en Albanie), Tsin tsars (en Bulgarie et en Serbie) ou Macédoniens (en Roumanie) (1).

Toujours bien enracinée, la version populaire précède sans doute la version officielle qui, elle, ne remonte qu'à l'institution, à partir du milieu du XIXe siècle, des nations modernes dans les Balkans et des légendes censées renforcer leur légitimité. En revanche, ce n'est que depuis quelques années que l'on peut obtenir dans les pays balkaniques des renseignements aussi neutres sur les Aroumains que ceux figurant dans la « fiche signalétique » mentionnée plus haut. Si rien n'indique que de tels renseignements (disponibles depuis la fin du XVIIIe siècle) puissent battre en brèche les versions populaires et nationales à leur propos, il y a là un changement bien réel à mettre sur le compte de l'irruption des Aroumains sur la scène publique à la faveur des bouleversements qui ont marqué, en 1990, le Sud-Est européen. Même symboliques, les avancées de ce type ne sont pas négligeables aux yeux des intéressés, qui reviennent de loin.

Passés par pertes et profits lors de la liquidation définitive de l'Empire ottoman, ils se sont tenus à l'écart des processus politiques tout au long du « court XXe siècle », pour reprendre les termes d'Eric Hobsbawm (2000). Les lamentations n'ont pas manqué mais elles étaient à peine audibles et sans effet aucun, tandis que les conséquences de la brève aventure tentée en leur nom pendant la Seconde Guerre mondiale les rendront encore plus circonspects. Pour les retrouver dans l'actualité balkanique, il faut remonter à la période allant du Congrès de Berlin (1878) à la fin de la seconde guerre balkanique (1913). Le rôle, au demeurant secondaire et assez confus, qu'ils ont été amenés à jouer, ils le doivent surtout au réseau d'écoles créé en Macédoine à partir de 1864 par l'état roumain, à la de mande et avec le concours de ceux d'entre eux qui entendaient s'opposer à l'assimilation aux nations grecque, bulgare, serbe et albanaise qui s'affrontaient alors dans la région (Peyfuss, 1974). L'adhésion, au nom de la parenté linguistique, à la lointaine nation roumaine fera long feu et ce pays finira par les abandonner lors des pourparlers de paix de 1913, se contentant d'annexer la Dobroudja du Sud au détriment de la Bulgarie, principal perdant des guerres balkaniques. Dans les royaumes de Grèce, de Bulgarie, d'Albanie, des Serbes, des Croates et des Slovènes, les Aroumains se retrouvaient ainsi dépourvus de droits spécifiques sur le plan national. Le maigre acquis de leurs luttes antérieures - le statut de millet valaque accordé par le sultan en 1905 - volait en éclats (2). Bon gré mal gré, ils finiront par s'y faire avec le temps mais, comme tant d'autres questions nationales trop vite enterrées sous la pression des rapports de force, la question aroumaine rejaillira après 1990. Nous avons donc affaire à un retour en quelque sorte, doublé cependant d'un tournant, puisque désormais certains Aroumains prennent publiquement leurs distances avec la nation de l'état où ils vivent. Le concert des nations serait-il en train de s'enrichir d'une nouvelle composante ?

Le nouveau récit national

A première vue, l'affirmation des Aroumains pendant ces dix-sept der nières années semble suivre un scénario des plus classique, du même ordre que ceux qui ont déjà fait maintes fois leurs preuves par le passé dans la région : des initiatives sont prises au milieu des années 1980 au sein de la diaspora occidentale (en Allemagne fédérale surtout, en France, aux états- Unis et en Australie), relayées sur le terrain par quelques figures isolées à la fin des années 1980 avant d'être plébiscitées une fois que le contexte - l'implosion des régimes communistes et le démembrement de la Yougoslavie - l'a permis. On ne compte plus les associations qui voient le jour dans les années 1990 en Albanie, en République de Macédoine, en Roumanie et en Bulgarie, pendant que de nouvelles associations naissent en Grèce où l'on en recense aujourd'hui plus d'une centaine. Les Aroumains semblent redoubler d'activité pour rattraper le temps perdu et certains responsables associatifs s'emploient à doter la communauté des signes distinctifs d'une jeune nation : réécriture de l'histoire, drapeau, emblème. En avril 2001, un parti valaque est fondé en République de Macédoine (3), tandis qu'en septembre 2005, des délégués de Bulgarie, République de Macédoine, Roumanie et Albanie fondent à Korça, en Albanie, un Conseil national aroumain. L'énormité de la tâche ne semble pas les dissuader. Toutefois, on ne saurait se contenter de ce récit mis en exergue par les activistes des associations aroumaines. Notons que les premiers à lui accorder du crédit sont ceux-là mêmes qui voient dans les revendications des minoritaires, quelle qu'en soit la nature, une attaque contre la nation majoritaire et un facteur de déstabilisation de l'état.

Plusieurs éléments, que nous nous contenterons de mentionner, devraient être pris en considération. Premièrement, ce ne sont pas les Aroumains, mais des Aroumains qui tiennent et adhèrent au discours peu ou prou national émergent et qui participent au mouvement associatif qui s'ensuit. Ce phénomène est net sur le plan de l'expression politique : on ne peut parler de « vote ethnique ». On trouve des Aroumains - se présentant ou, le plus souvent, ne se présentant pas comme tels - qui accèdent à des postes de responsabilité en qualité de membres des partis généralistes : parmi les ministres, il en existe un nombre non négligeable en Grèce, tandis qu'en République de Macédoine, le « banquier valaque », Hari Kostov, a été nommé Premier ministre en 2004, poste où il n'est resté que quelques mois. D'autres Aroumains n'hésitent pas à spéculer sur les liens réels ou imaginaires qui existeraient entre les Aroumains et la nation au sein de laquelle ils évoluent pour participer au débat et à la vie politique du pays. Ils occupent généralement une position plutôt subalterne mais font un bruit épisodiquement répercuté dans des états comme la Grèce et la Roumanie. Aussi bien les tenants de la position autonome - qui prennent leurs distances avec les « autres » nations balkaniques - que les acteurs aroumains cherchant à s'imposer comme un facteur national à part occupent, sur les scènes politiques, une place modeste. Enfin, comme nous l'avons déjà indiqué, c'est dans un seul pays, la République de Macédoine, qu'un parti politique national aroumain a vu le jour.
Deuxièmement, il faut relativiser le nouveau discours national aroumain, exhibé avec fierté par les uns, dénoncé par les autres. Il apparaît plus fluctuant, moins tranchant, une fois regardé de plus près. L'irruption des Aroumains sur la scène publique balkanique n'était pas concevable en dehors du contexte de l'époque où elle a eu lieu, une époque marquée par la démocratisation de la vie politique, la libéralisation de l'économie,  la redistribution des cartes sur le plan social, la déstabilisation régionale et, surtout, une crise symbolique qui a favorisé l'émergence de nouveaux
acteurs collectifs. Tout en tenant compte de ces précisions, qui permettent une approche plus réaliste du mouvement d'affirmation sur le plan national des Aroumains, il convient de ne pas perdre de vue les facteurs qui en W    limitent objectivement la portée. Ceux-ci ne sont pas nouveaux. Au XIXe siècle, la dispersion géographique et la mobilité des Aroumains (qui sont bergers, artisans ou commerçants mais non « paysans », c'est-à-dire agriculteurs sédentaires) ont largement influencé la posture de profil bas que la plupart d'entre eux ont été amenés à adopter lors des conflits nationaux des dernières décennies de l'administration ottomane. De ce point de vue, leurs positions n'ont cessé de s'affaiblir. « Alors que plus de 500 000 personnes parlaient l'aroumain au début du XXe siècle, il en reste aujourd'hui environ la moitié dispersées en Albanie, Bulgarie, Grèce, ex-République yougoslave de Macédoine... » (4), indiquait Lluis Maria de Puig dans son rapport au Conseil de l'Europe en 1997.

La nouveauté est que, de nos jours, certains Aroumains se revendiquent explicitement dans les Balkans comme une composante à part, originale, non réductible aux autres composantes nationales de la région. Ils le font en dépit du déclin de leur poids démographique, mais aussi à cause de lui. La perspective de l'extinction à terme d'une culture et d'une langue justifie en quelque sorte dans leur cas des demandes qui peuvent, par ailleurs, paraître démesurées. Or leur démarche s'expose à une objection : quand bien même on s'accorderait sur la nécessité de préserver une culture et une langue menacées de disparition et sur le bien-fondé du souhait de ceux qui les véhiculent de continuer à les faire vivre, n'est-il pas saugrenu, déplacé, sinon absurde, de formuler de telles revendications en termes nationaux ? Les Aroumains eux-mêmes hésitent et les débats font rage parmi eux quand il s'agit de conférer un caractère national à la composante qu'ils constituent de fait et de se positionner par rapport aux composantes nationales reconnues dans la région. Pourtant, ont-ils le choix ? Y a-t-il une alternative à la voie nationale ?

Minorités et cadre national

Pour constituer un cas à part, limité, les Aroumains ne se retrouvent pas moins dans la même situation que les autres groupes minoritaires qui demandent des droits spécifiques - reconnaissance et prise en compte des traits qui les différencient de la majorité - lorsqu'ils n'en ont pas ou l'extension des droits dont ils jouissent déjà. Le problème dans les Balkans est que le cadre dans lequel ces demandes sont conçues et formulées n'est pas neutre : il est national avant d'être citoyen. De ce point de vue, rien n'est plus insoutenable que le discours moralisateur qui reproche aux « petits » de faire comme les « grands » en matière de nationalisme et d'aggraver ainsi les tensions au lieu de les apaiser. Le modèle dont les groupes minoritaires disposent est bel et bien national et structure le cadre dans lequel ils agissent. Formulées dans des termes autres que nationaux, leurs revendications ont d'autant moins de chances d'aboutir que leurs auteurs seraient de toute façon vite soupçonnés d'arrière-pensées nationales, alors qu'une fois formulées dans des termes nationaux, elles sont perçues avant tout comme une atteinte aux prérogatives de la nation majoritaire. L'obtention de droits spécifiques et leur respect dépendent donc du rapport de force qui s'instaure entre le groupe minoritaire et la nation majoritaire mais, dans certains cas, l'intérêt que le premier présente aux yeux de la seconde lui confère une certaine marge de manœuvre. Or le rapport de force est a priori défavorable au groupe minoritaire et l'intérêt qu'il peut présenter pour la nation majoritaire est relatif, les avantages qui en découlent étant conditionnels. Par conséquent, la satisfaction des revendications du groupe minoritaire dépend en grande partie de la capacité de l'état où se trouve la nation à laquelle il peut être rattaché à exercer des pressions en sa faveur sur l'état au sein duquel il évolue.

La « mère patrie » a donc parfois pu constituer un facteur d'équilibre dans les rapports minorité-majorité et d'aucuns continuent à invoquer cette métaphore un peu dépassée et d'un goût douteux. Cependant, ce rôle ne s'est vérifié que dans un nombre restreint de cas et en temps de paix puisque ceux qui estimaient avoir été les perdants des traités de paix postérieurs à des conflagrations mondiales ou régionales (Bucarest 1913,Versailles 1919) n'ont pas hésité à agresser et occuper leurs voisins au nom de la minorité protégée - et parfois avec le concours de celle-ci. Qui plus est, dans les anciennes possessions ottomanes du Sud-Est européen, cet équilibre s'est révélé précaire parce qu'il excluait des pans entiers de la population, ceux dont la « mère patrie » n'était pas en mesure d'intervenir en leur faveur (tels les Albanais vivant en dehors des frontières de l'Albanie moderne) ou ceux qui ne pouvaient se raccrocher de manière satisfaisante à une « mère patrie » au regard des critères en vigueur. Ce fut le cas de ceux que l'on continuait à appeler avec mépris les « Turcs », à savoir les Slaves de confession musulmane dans les Rhodopes (les Pomaks de Bul garie et de Grèce) et en Bosnie, même après le décret de Tito instaurant en 1968 la nationalité musulmane. Les Macédoniens slaves eux-mêmes n'ont obtenu un statut national propre qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après avoir été présentés comme Bulgares puis Serbes du Sud. à leur façon, les Aroumains - dont certains comptaient naguère sur le sou tien de la lointaine Roumanie - font eux aussi partie du lot et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'ils se manifestent justement à l'heure où les « mères patries », proches ou lointaines, ont cessé d'être le seul recours pour l'affirmation des groupes minoritaires si l'on en juge par le rôle secondaire joué par l'Albanie dans les victoires obtenues par les albanophones au Kosovo ou par la débâcle au sein des populations serbes de Croatie provoquée par l'intervention de la « mère patrie » serbe. Mais la comparaison s'arrête là.

Le passage de l'état de minorité de fait à celui de minorité de droit est loin de faire l'unanimité parmi les Aroumains. Ils cumulent les handicaps comme nous venons de le voir et ne peuvent pas avancer des demandes d'autonomie territoriale en raison de leur dispersion. à elles seules, les pressions de la majorité n'expliquent pas les hésitations de bien d'entre eux à franchir le pas. Faire partie d'une minorité déclarée dans les Balkans ne présente pas que des avantages, loin s'en faut. Certes, cela peut aider à réparer des injustices, à obtenir des moyens d'expression et d'affirmation sur le plan culturel dont on était auparavant privé. Mais les inconvénients ne manquent pas, à commencer par celui de se retrouver marginalisé, sinon rejeté, par la société englobante dans laquelle l'on a, par ailleurs, tout intérêt à s'intégrer pour se réaliser pleinement. Les risques encourus par une population aussi renommée - et parfois jalousée - pour sa capacité à se fondre et, souvent, à prospérer dans la société englobante que les Aroumains sont considérables. Ces derniers sont d'autant moins enclins à s'exposer à de tels risques qu'ils ne subissent pas de discriminations d'ordre confessionnel ou racial. Les minorités n'ont, en effet, pas bonne presse dans la région. Pour nombre de Balkaniques, elles font figure de phénomène « contre-nature », de « corps étranger », dont on n'accepte l'existence qu'à contrecœur. Enfin, revendiquer son appartenance à une minorité, exiger sa reconnaissance par l'état où l'on vit, même dans le climat plus favorable de ces dernières années, n'est pas forcément valorisant, surtout en comparaison avec le prestige et les avantages que confère l'appartenance à la majorité. éparpillés aux quatre coins des Balkans, les Aroumains ont connu de près la condition de minoritaires de fait ; les avantages, parfois substantiels, que certains ont su en tirer ne pouvaient pas compenser les inconvénients et les frustrations qui découlaient de leur isolement et de l'incompréhension à laquelle ils se heurtaient. Leurs hésitations lorsqu'il s'agit d'assumer et de formaliser leur condition de minoritaires sont donc compréhensibles. Les horizons et les perspectives qui se profilent dès lors qu'ils se projettent comme tels à une échelle plus grande sont tout aussi incertains et problématiques que les risques encourus à court terme sont évidents.

La trajectoire aroumaine en Roumanie

De ce point de vue, la détermination dont font preuve les Aroumains qui demandent en Roumanie leur reconnaissance comme minorité nationale a de quoi surprendre. Ce pays s'est longtemps présenté comme leur « mère patrie » et a été sollicité à ce titre par bien des Aroumains acquis à l'idée nationale. à la fin du XIXe siècle, l'état roumain a mis en place un réseau d'écoles dans les régions habitées par les Aroumains sous administration ottomane et exercé des pressions sur le plan diplomatique en leur faveur. C'est dans ce pays qu'une vie intellectuelle aroumaine a pu voir le jour et qu'un grand nombre de publications aroumaines et sur les Aroumains ont été éditées. Pourtant, la présence des Aroumains comme communauté à proprement parler y est récente. Elle remonte à la colonisation de la Dobroudja du Sud (roumaine entre 1913 et 1940) pendant la période 1925-1932 lorsque quelque trente mille d'entre eux sont arrivés de Bulgarie, de Grèce, d'Albanie et de Yougoslavie (Cusa, 1996). Ils ont quitté cette province au lendemain de sa cession à la Bulgarie en 1940 pour s'établir au nord de la Dobroudja et dans le reste de la Roumanie, notamment en Valachie et dans le Banat. Ceux qui se sont installés dans le Banat connaîtront la déportation à l'époque de la collectivisation et des conflits avec la Yougoslavie titiste (1951-1956) cependant que, rapporté à la taille de la communauté aroumaine, le nombre de détenus politiques qui en étaient issus fut considérable.


à partir des années 1960, la situation des Aroumains commence à se stabiliser. On peut relever chez eux une tendance constante au regroupement dans les quartiers de villes comme Constanta, Bucarest, mais aussi Slobozia ou Cãlãraºi et, bien entendu, dans les villages de la Dobroudja. Au recensement réalisé en 2002, on en dénombrait 26 387, contre 1 823 lors du dernier recensement de l'époque communiste, en 1977 (5). Les représentants de la communauté revendiquent entre cent et cent cinquante mille membres, chiffre également donné par les médias. En règle générale, leur mobilité sociale étant forte, la situation économique des Aroumains se situe au-dessus de la moyenne. Difficilement concevable dans les premières générations, le mariage extracommunautaire est pratiqué de nos jours, mais à une échelle réduite. La langue a été assez bien conservée : plus de la moitié de ceux qui ont été recensés comme aroumains en 2002 ont déclaré l'aroumain comme langue maternelle.

Chose surprenante dans un pays comme la Roumanie, c'est bel et bien parce qu'ils ne sont pas autochtones - autrement dit parce qu'ils l'étaient dans les pays qu'ils ont quittés pour venir en Roumanie - que certains Aroumains se posent de nos jours en minorité nationale, procédant au passage à une évaluation critique du soutien apporté par la Roumanie à leur cause par le passé. L'histoire se répète, a-t-on coutume de dire à propos des questions nationales. Pas forcément. « Nous considérons que les Aroumains ne constituent pas une partie intégrante du peuple roumain. Nous vivons depuis quatre-vingts ans sur ce territoire et nous nous sommes toujours comportés comme une véritable ethnie. Nous sommes la troisième minorité nationale, après les Hongrois et les Roms. Nous entendons conserver notre identité et notre patrimoine culturel », déclarait ainsi le vice-président de la Communauté aroumaine de Roumanie, Rida Dumitru, à l'agence Rompres le 9 juin 2005 (6). Qui aurait pu prévoir et même concevoir avant 1990 une telle déclaration ?
Les différences entre les Roumains et les Aroumains sont apparues assez nettement dès le milieu du XIXe siècle quand les premières relations suivies se sont nouées entre eux, même si l'accent a été longtemps mis sur leurs points communs. Leurs langues sont proches mais il n'y a pas d'intercompréhension automatique et ils appartiennent à des aires géographiques, historiques et culturelles distinctes. Aussi ingénieuses fussent-elles, les multiples spéculations censées les rapprocher ne pouvaient combler les mille ans d'absence de contact et les centaines de kilomètres séparant leurs pays. En revanche, le débat public sur les implications nationales de ces différences est très récent. Il a surgi au lendemain de la chute de Nicolae Ceausescu, en décembre 1989, lorsque les Aroumains - comme nombre d'autres segments de la société en Roumanie - ont pu s'exprimer et s'associer librement. Le discours développé à partir de cette date est du même ordre que celui tenu par les Aroumains des autres pays balkaniques après la chute des régimes communistes et au sein de la diaspora : on se revendique haut et fort comme Aroumain, on cherche à reconstituer l'histoire récente et lointaine des Aroumains, on s'interroge sur son cours capricieux et on s'inquiète des menaces qui pèsent sur l'avenir de la langue et de la culture aroumaines.

Désormais, une nouvelle dynamique communautaire se développe, portée par des personnes issues de milieux sociaux très divers dont le passé politique récent (à l'époque communiste) et l'engagement partisan actuel correspondent à la large gamme des options disponibles en Roumanie, leur principal point commun étant la pratique de la langue et des traditions festives, ainsi que les préoccupations face à l'avenir. C'est à ce titre, et principale ment autour d'une même volonté de préserver la langue aroumaine, que des associations aroumaines ont été fondées après 1990. Pendant longtemps, la nature des moyens politiques à se donner pour atteindre ces objectifs a fait question. Dans bien des cas, le passage du privé au public s'est effectué par le biais de ces associations récemment créées. Ceci explique le caractère assez structuré des activités et le poids non négligeable des relations familiales et claniques dans les associations qui les promeuvent. Néanmoins, le cercle s'élargit assez vite et les retrouvailles entre ceux qui s'étaient perdus de vue, qui s'évitaient auparavant ou, encore, qui s'étaient inévitablement détachés des milieux aroumains ou avaient rompu avec eux joueront un rôle non négligeable. Dans le même temps, le retour sur la scène publique influencera le comportement des participants et le contenu de leurs activités. Les membres d'une même famille se retrouveront parfois sur des positions opposées et le critère de l'âge et du sexe se verra en certaines occasions battu en brèche, l'intérêt de la communauté ne se confondant plus forcément avec celui de la famille. De ce point de vue, dans une société aussi conservatrice sur le plan des mœurs que la société aroumaine dont sont issues les nouvelles associations, il se produit un petit bouleversement de l'ordre traditionnel dont témoignent, par exemple, le rôle de premier plan joué par les femmes et les liens intenses qui se tissent entre des personnes partageant des vues, des sensibilités, des objectifs éloignés des critères, des valeurs et des calculs en vigueur dans le cadre familial et clanique.

Les préoccupations d'ordre identitaire ont été d'emblée présentes mais sous des formes très diverses, souvent implicites, en sorte qu'il faudra attendre un certain temps pour qu'émerge une position commune ou, plutôt, un pôle mettant en accord des positions plus ou moins proches. La plupart des militants, jeunes et moins jeunes, de la cause aroumaine se sont formés au cours de ce processus. Rares étaient ceux qui avaient une position bien arrêtée sur la question avant 1990 et même eux ont parfois été amenés à la modifier au gré de l'évolution de la situation pendant les années qu ont suivi. Les considérations d'ordre pratique, portant sur les mesures à prendre pour faire aboutir les objectifs autour desquels ont été créées les associations, ont joué un rôle déterminant. Les résultats de l'activisme ont été probants à en juger par la multiplication des revues périodiques, des livres, des cassettes, des CD audio ou des DVD édités, des spectacles de chant et de danse présentés, des festivals, colloques et rencontres organi
sés. Ces performances reposaient sur le bénévolat, d'autant plus remar quable qu'il avait lieu dans un contexte économique difficile, marqué par
la recherche effrénée d'activités rémunérées, et, en second lieu, sur le mécénat privé, presque exclusivement aroumain, le plus souvent sans aucune aide des fondations et des ONG internationales. Toutefois, les limites étaient également évidentes, surtout dans le domaine de l'enseignement de l'aroumain. Par exemple, les pressions exercées au niveau local pour obtenir l'introduction de cours de langue dans des écoles fréquentées par des élèves issus de familles aroumaines ont donné des résultats mitigés et, surtout, provisoires puisqu'ils ne pouvaient se traduire par des acquis institutionnels, les demandes devant être réitérées tous les ans. Le déclin de la langue, principal marqueur identitaire des Aroumains quel que soit le pays où ils se trouvent, a été ralenti mais la tendance n'a pas été inversée et rien ne permet d'estimer qu'elle le sera. En tout cas, les rares mesures adoptées par l'état roumain, ponctuelles et conditionnelles, n'ont pas constitué une réponse satisfaisante aux revendications des associations. Il devenait ainsi impératif de se situer par rapport à l'état et donc à la nation roumaine.

C'est essentiellement dans cette perspective que l'on peut interpréter la solution adoptée, parfois à leur corps défendant, par bon nombre d'activistes du renouveau culturel aroumain en Roumanie, à savoir la demande officielle du statut de minorité nationale en avril 2005. Le statut de « communauté culturelle » avait de loin la préférence de la plupart d'entre eux, tandis que certains penchaient pour celui de « groupe ethnique ». Or seul le statut de « minorité nationale » débouchait sur des droits conséquents et sa demande par les Aroumains s'inscrivait dans les dispositions constitutionnelles en vigueur en Roumanie, pays où d'autres groupes, moins nombreux et pas forcément autochtones, bénéficient de ce statut. En procédant ainsi, pour des raisons avant tout pragmatiques, ils entendaient également lever les ambiguïtés et les non-dits qui sous-tendaient, depuis 1990, le débat identitaire des Aroumains sur leur rapport à la Roumanie et à la « roumanité ». Ce qui frappe le plus dans ce débat, souvent tour à tour pathétique, confus et houleux, c'est la relative nonchalance, voire l'absence de complexes, avec laquelle nombre de participants revendiquent en public leur particularisme, leur différence, et prennent ainsi, de fait, des distances avec la Roumanie. à de très rares exceptions près, ils ne le vivent pas comme un acte d'hostilité et, généralement, leurs propos et initiatives ne sont pas perçus comme hostiles. Ceci ressort assez clairement de leurs interventions, prises de position, professions de foi et analyses, tant dans les discussions publiques que dans la presse écrite (aroumaine et roumaine). S'ils n'hésitent pas à se faire l'écho complaisant des anathèmes proférés contre les Aroumains qui se revendiquent comme une minorité, les médias préfèrent ne pas entrer dans les détails, se contentant de les ignorer. En effet, longtemps présentés comme des « frères » du Sud, les Aroumains ne sont pas perçus de la même façon que les autres minorités nationales. Leur démarche s'apparente davantage à une « libération » (on dit tout haut ce que l'on a longtemps tu et qu'à force de taire, on a fini parfois par oublier) qu'à un repli sur soi. De toute façon, leur « différence » n'est pas un secret pour les « autres ». On assiste justement à un dépassement du repli sur soi domestique et frileux qui avait prévalu pendant des décennies et dont on ne pouvait se débarrasser qu'en quittant la communauté et en rompant avec elle. Il est difficile en l'occurrence de déceler dans la dynamique actuelle les signes d'un processus de ghettoïsation, d'(auto) minoration. à l'instar des autres Aroumains des Balkans, ils fonctionnent avant tout comme « une minorité qui se conduit comme une majorité » pour reprendre la formule utilisée par le géographe et anthropologue Thede Kahl (2002).

Les réalités aroumaines en Roumanie (comme dans les autres pays) au tournant des XXe et XXIe siècles sont évidemment plus complexes et plus contradictoires que ne le laissent entendre les discours tenus en leur nom ou à leur propos. La réponse à la question de savoir qui est aroumain variera selon les critères retenus et la conjoncture dans laquelle elle est soulevée. Avec le temps, elle peut varier. Par exemple, l'écart entre les estimations, même vraisemblables, et les résultats des recensements n'est pas dû à la seule mauvaise disposition de l'administration et aux pressions exercées contre les recensés. Cet aspect n'est que rarement mis en avant dans les discours tenus au nom des Aroumains et l'on préfère faire l'impasse sur les éventuelles différences dans les sentiments nationaux.

Du moment où l'on veut parler au nom d'une communauté et la représenter, il faut avoir à l'esprit qu'elle est constituée de plusieurs composantes distinctes qui méritent le même respect, écrivait en substance Alexandru Gica (2000, p. 11) dans le périodique intégralement rédigé en aroumain Bana armâneascâ (La vie aroumaine). Il posait sur un ton serein un problème camouflé par les uns, évité par les autres, et soulignait les effets pervers des surenchères et des tendances à parler au nom de tous. Ce type d'argumentation contribuera à faire accepter une certaine pluralité sur le plan identitaire en dédramatisant les clivages de fait et se révélera un précieux garde-fou contre la dérive ethniciste et le raccourci nationaliste. Parmi les personnes qui réclament en Roumanie le statut de minorité nationale pour les Aroumains, il y a evidement celles qui partagent les convictions d'Alexandru Gica, lequel se présentait dans l'article cité plus haut comme « aroumain, et pas autre chose ». D'autres, peut-être plus nombreux, se considèrent comme aroumains mais aussi comme roumains. D'autres encore se sentent plutôt roumains sans être disposés pour autant à couper les ponts avec la communauté dont ils sont issus.

« NOUS NE SOMMES PAS UNE MINORITé,
NOUS SOMMES ROUMAINS ET NOUS ENTENDONS LE RESTER ! »

Ces distinctions et le débat qu'elles ont suscité sont loin d'être la cause du conflit qui surgit en 2005 lorsque la demande du statut de minorité est déposée auprès des organismes légaux. Plus précisément, la controverse a été provoquée pour l'essentiel par ceux qui rejetaient purement et simplement la discussion en la matière et proclamaient que les Aroumains étaient roumains, un point c'est tout. Cette polémique est le résultat attendu et prévisible de divergences qui remontent au lendemain de la chute de Ceausescu et qui s'étaient déjà traduites à plusieurs reprises par des conflits ouverts. Pendant longtemps, cependant, il y a eu cohabitation, chacun y trouvant en quelque sorte son compte et caressant l'espoir de convaincre l'autre. Pourtant, dès ses premiers numéros, Desteptarea (Le réveil), revue rédigée en roumain avec des textes en aroumain et éditée avec le soutien du Ministère de la culture (ce qui n'est pas le cas de Bana armâneascâ), a publié des éditoriaux très engagés. Elle a multiplié les accusations de nationalisme (aroumain), antinationalisme (roumain), de trahison, de séparatisme à l'adresse des schismatiques (souvent supposés tels), et sa ligne n'a guère connu d'inflexion depuis lors. L'accusation devançait la revendication dans un exercice rhétorique courant à l'Est : on passe de la suspicion à l'accusation avec une rapidité déconcertante à travers des arguments infaillibles. Qui n'adhère pas au nationalisme est en train de trahir, d'adhérer à un autre nationalisme. Du jour au lendemain, d'anciens collaborateurs de la revue ou proches de ses rédacteurs se sont vus suspectés de caresser des ambitions politiques, puis accusés de se partager les postes d'un futur et hypothétique état aroumain. Les « coupables » tardaient à répondre, certains continuaient à se chercher, d'autres se montraient bien déterminés mais refusaient de polémiquer sur ce terrain, préoccupés davantage par les initiatives et les interventions allant dans le sens d'une affirmation autonome des Aroumains.

La presse roumaine, nationale et régionale, allait se faire l'écho de ces dissensions après avoir rendu compte, avec une certaine sympathie, des différentes initiatives marquant le renouveau aroumain dans le pays sans privilégier les unes par rapport aux autres. La plupart des médias ont cependant fini par montrer ouvertement de la complaisance pour les « vrais » Aroumains, c'est-à-dire roumains ; rares furent les hommes politiques non aroumains à prendre parti, tandis que les instances administratives sollicitées par les uns et les autres adoptaient une attitude plutôt attentiste. Radio România international, qui diffuse depuis mars 1991 une émission en aroumain (à raison d'une demi-heure par jour) animée par des journalistes professionnels, a toujours conservé une certaine neutralité.

Le conflit, en effet, se cantonnait avant tout dans le monde aroumain. Précisons d'emblée qu'il s'agit d'un petit monde puisque, numériquement, il correspond à un segment à peine significatif sur le plan national, composé de gens qui souvent se connaissent, participent à des activités communes (rencontres, colloques, congrès, ouvrages collectifs, revues...) et continuent à se fréquenter malgré les divergences qui les opposent. Aussi n'est-il pas toujours facile de saisir de l'extérieur les tenants et les aboutissants des querelles intestines que les activistes aroumains exhibent en public, des querelles souvent motivées davantage par des rivalités et des ambitions personnelles que par des convictions opposées. Les Roumains hésitent à s'aventurer dans les affaires d'un monde perçu comme à la fois secret et déroutant parce que régi par des critères et des repères qui ne se confon dent pas avec ceux ayant cours en Roumanie. S'il est un domaine dans lequel on s'accorde à mettre en évidence les différences entre les Aroumains et les Roumains, c'est bien celui communément appelé « mentalité », les premiers étant de ce point de vue plus proches des Grecs du Nord, des Albanais du Sud ou encore des Macédoniens slaves aux yeux des seconds. Les Roumains qui ont tenté d'intervenir, même ponctuellement et avec les meilleures intentions, dans ces débats en ont souvent été vite dissuadés par l'hostilité marquée des uns ou des autres.

Lors d'un entretien paru en 2002 sous le titre « Nous ne sommes pas une minorité, nous sommes roumains et nous entendons le rester ! » dans un mensuel réputé de politique internationale (7), l'écrivain Hristu Cândroveanu, le directeur de la revue Desteptarea, s'indignait des propos que le ministre de la Culture, Andrei Plesu, lui aurait tenus : « Acceptez le fait d'être une minorité et vous aurez le soutien [de l'état], comme les Albanais qui ne sont que quelques milliers chez nous. » Dans ce même entretien, il appelait de ses vœux « notre Roumanie » à faire un geste pour les Aroumains dont la situation est « catastrophique » en Grèce, en Albanie et en République de Macédoine. « Bien entendu, on ne pourra pas ouvrir les écoles [roumaines] d'antan [1864-1945] parce que, de nos jours, les Aroumains croient être un autre peuple, parler une autre langue, être autre chose de beaucoup plus intelligent », ajoutait-il.

Aux yeux de ceux qui demanderaient plus tard le statut de minorité, le constat de H. Cândroveanu sur les Aroumains de Grèce ou d'Albanie valait aussi pour leurs congénères de Roumanie dont les perspectives n'étaient pas plus encourageantes et qui se sentaient également « autre chose ». La solution préconisée par l'écrivain, auteur par ailleurs de plusieurs anthologies littéraires aroumaines fort appréciées, allait de toute évidence à ren contre de ce qu'ils souhaitaient. Elle correspondait du reste à la politique adoptée par l'état roumain postcommuniste en faveur des « Roumains de partout », une notion fourre-tout englobant des catégories aussi disparates que les Roumains de la République de Moldavie, les émigrations anciennes et récentes en Occident et dans le Nouveau Monde ou les Roumains (Valaques) du nord-est de la Serbie (le Timok). En quoi l'ouverture prévue d'un centre culturel roumain à Skopje ou les bourses accordées par la Roumanie à de jeunes Albanais ou Bulgares issus de familles aroumaines au nom d'une hypothétique appartenance nationale commune empêcheraient-elles le dé clin de l'élément aroumain dans ces pays ? Cette politique pourrait, tout au plus, favoriser la « roumanisation » de quelques heureux élus. Même en supposant que l'état roumain irait jusqu'au bout du raisonnement affiché et demanderait aux états balkaniques voisins de reconnaître comme minorité roumaine les Aroumains vivant sur leur sol, les résultats seraient tout aussi dérisoires pour la simple raison que la plupart des Aroumains de ces pays sont hostiles à une telle décision. Les responsables des associations aroumaines de la République de Macédoine l'ont clairement signifié au président roumain, Ion Iliescu, lors de sa visite dans ce pays en novembre 2002 (8).

Enfin, en Roumanie même, ce n'est pas à la slavisation, à l’albanisation ou à la grécisation tant déplorées et décriées par les patriotes roumains, mais à la roumanisation que sont confrontés les Aroumains. Ainsi s'explique, pour l'essentiel, l'hostilité de nombre d'entre eux à la solution qu'impliquent les mesures adoptées ces dernières années par l'état roumain et le discours les justifiant. En s'affirmant comme une composante d'un ensemble transnational distinct des Roumains, ils s'attaquaient de front à la place qui leur était dévolue dans la légende nationale roumaine. Ils faisaient voler en éclats la notion de « mère patrie » et, surtout, réduisaient la marge de manœuvre qui leur avait permis de maintenir, de cultiver et de faire accepter leur particularisme pendant des décennies. En effet, avoir été considérés comme des Roumains du Sud ne les a pas empêchés de mettre en valeur leur particularisme, bien au contraire, et c'est longtemps en Roumanie qu'ils ont pu le faire avec la plus grande liberté, même sous le régime communiste si l'on en juge par les ouvrages parus à leur propos pendant cette période. Cette situation peut expliquer en partie le caractère tardif de leur réaction et les réticences de certains d'entre eux à prendre des distances avec la « mère patrie ». Ces réticences, que l'on
peut retrouver également chez des Aroumains vivant en dehors de la Roumanie, découlent de la réponse forcément incertaine à la question suivante : en se coupant de la Roumanie, le seul pays qui, dans l'histoire, s'est engagé vis-à-vis des Aroumains et qui semble de nouveau disposé à faire « un geste » pour eux, ne risquent-ils pas de se retrouver encore plus isolés et oubliés ?

Le principal argument de ceux qui continuent à invoquer, avec plus ou moins de conviction, la « mère patrie » roumaine repose sur ce bilan, positif en comparaison avec ce qui s'est produit dans les autres pays balkaniques où les Aroumains, bien qu'« autochtones », ont été longtemps privés de tout droit national et parfois persécutés, notamment sous la dictature de Metaxa puis des colonels en Grèce. Il a de moins en moins d'audience auprès de ceux qui se considèrent comme « autre chose » en Roumanie depuis que les Aroumains des pays balkaniques voisins sont revenus sur la scène publique et peuvent s'y manifester de diverses façons" (9). Le deuxième argument, d'ordre moral - la reconnaissance pour tout ce que la Roumanie a fait pour les Aroumains - semble encore moins recevable pour au moins deux raisons. D'une part, ce pays apparaît comme de plus en plus coresponsable de l'échec historique essuyé sur le terrain par ceux qui se sont appuyés sur la Roumanie. D'autre part, le sort réservé aux Aroumains qui en ont émigré a laissé des traces dans la mémoire de leurs descendants qui, souvent, ne se sentent guère redevables à la nation et à l'état roumains. Les déplacements successifs auxquels ils ont été contraints et les obstacles affrontés jusqu'au début des années 1960 ont renforcé chez eux l'esprit communautaire et contribué au maintien de la langue et des traditions, transmises uniquement au sein de la communauté. Ainsi s'explique également la détermination dont font preuve certains Aroumains lorsqu'il s'agit d'affirmer leur particularisme.

Les arguments qui portent le mieux contre ces nouveaux « imposteurs minoritaires », « traîtres » et autres « séparatistes » sont en fin de compte très pragmatiques : ils veulent obtenir des subsides de l'état en tant que minorité, entrer d'office au Parlement, etc. Plutôt que les arguments historiques et moraux, ce sont ces accusations qui sont relayées par la presse et qui risquent de séduire une partie de l'opinion publique roumaine, assez désorientée devant une question aussi embrouillée et qui ne la concerne en fin du compte que de très loin. En effet, ceux qui profèrent de telles accusations ne sont-ils pas eux-mêmes des Aroumains ?

Lire la suite Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 (II)





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