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Geopolitica: Nicolas Trifon. Roumanie : l'illusion de l'anticommunisme
Scris la Monday, January 04 @ 14:38:25 CET de catre asymetria |
Sans préjuger sur les bonnes ou mauvaises intentions, des
arrière-pensées et des convictions de ceux qui le cultivent, on peut
estimer qu’en dernière instance l’anticommunisme a pour principale
fonction de nos jours dans les anciens pays communistes de conférer une
légitimé à ce capitalisme pur et simple en agitant le spectre des
méfaits du communisme.
Nicolas Trifon
Roumanie : l’illusion de l’anticommunisme
Par Nicolas Trifon
Republicare dupã «Le Courrier des Balkans», cu acordul autorului.
Depuis
vingt ans, l’anticommunisme « va de soi » parmi les élites
intellectuelles roumaines. Les « boyards de l’intelligence », qui
dominent le débat intellectuel, ont l’habitude de renvoyer dos à dos
fascisme et communisme, une attitude désormais contestée car elle
permet de dédouaner à bon compte l’état roumain de ses
responsabilités... En réalité, l’argument de l’anticommunisme est très
souvent utilisé pour disqualifier ses adversaires et empêcher tout
débat. L’analyse de Nicolas Trifon.
Gabriel Liiceanu, « boyard » de l’édition et de la vie intellectuelle roumaine
Voici plusieurs années que les grands noms qui tiennent le haut du
pavé sur la scène intellectuelle roumaine postcommuniste voient leur
hégémonie remise en question, disputée, contestée. Parmi ces « boyards
de l’intelligence », pour reprendre le titre du livre de Sorin Adam
Matei qui reconstitue le trajet de quelques-uns d’entre eux [1] , il y a le
philosophe Gabriel Liiceanu, patron de la puissante maison d’édition
Humanitas, et Horia Patapievici, un essayiste ayant connu une carrière
fulgurante dans les années 1990, directeur de l’Institut culturel
roumain, instance décisive pour le financement des projets culturels à
l’échelle internationale.
On peut citer aussi, bien qu’il n’ait pas de lien particulier avec
les deux précédents, Vladimir Tismaneanu, dont il sera question ici,
auteur de nombreux ouvrages sur le Parti communiste roumain dont il est
devenu l’historien officiel en quelque sorte. Pas plus que leurs
contradicteurs, souvent plus jeunes et passés par les universités
occidentales, ces grands noms, leurs réseaux et leur public ne
constituent pas un tout homogène, loin s’en faut. Sur le plan des
repères intellectuels et politiques, les différences entre les deux
« familles » sont cependant significatives. Au début des éditions
Humanitas par exemple, parmi les auteurs français, Jean-François Revel,
Bernard-Henri Lévy ou André Glucksmann étaient mis en avant, tandis que
leurs contradicteurs invoquent volontiers Pierre Bourdieu ou Alain
Badiou.
Les premiers ont évolué de positions correspondant à un assez large
éventail politique, à l’exclusion des communistes et apparentés (à
leurs yeux), vers des prises position plus conservatrices voire
néoconservatrices, qui ont culminé avec le soutien sans faille de
l’intervention de Bush en Irak. Les seconds, arrivés plus récemment sur
la scène publique, ne manifestent aucun complexe à afficher des
convictions de gauche voir d’extrême gauche, ce qui est nouveau en
Roumanie. Ils font une lecture critique de l’entre-deux-guerres
roumain, survalorisé par les premiers qui ont tendance à mettre entre
parenthèses les aspects moins présentables des personnalités qui ont
marqué cette époque, notamment l’engagement fasciste de quelques-uns
d’entre eux.
à vrai dire, le prestige des « boyards de l’intelligence » repose,
qualités intellectuelles mises à part, sur la critique radicale tant du
communisme que du fascisme. La croisade qu’ils ont menée contre les
poussées populistes et nationalistes aux accents communistes (autour du
Parti de la Grande Roumanie notamment, aujourd’hui en perte de vitesse)
leur a assuré une respectabilité certaine auprès des interlocuteurs
occidentaux, l’attachement d’un public roumain résolument tourné vers
la modernité, sans gêner pour autant, bien au contraire souvent, les
gouvernements formés pour l’essentiel par des anciens cadres
communistes qui se sont succédé depuis la chute de Ceauºescu.
Toujours en Occident, des voix se sont élevées pour dénoncer ce
rapport à l’entre-deux-guerres et surtout pour exiger que ces
intellectuels roumains commencent par condamner le fascisme autochtone,
en raison des crimes antisémites perpétrés, avant de s’en prendre au
communisme. Sans écho notable dans un pays qui venait d’enterrer quatre
décennies de stalinisme et « ceausisme », ces critiques ont quelque peu
entamé en Occident le prestige des personnes visées sans les
compromettre pour autant. En effet, la solution consensuelle fondée sur
le renvoi dos à dos du communisme et du fascisme a fini par l’emporter
puisque l’antisémitisme allait désormais être attribué également aux
régimes communistes qui auraient pris le relais des régimes fascistes
en matière de persécution des Juifs.
Le Rapport Tismãneanu (RT) sur les crimes du communisme
Paradoxalement,
c’est sur le terrain de la condamnation du passé communiste roumain,
condamnation qui semblait faire l’unanimité, que nos « boyards »
allaient se retrouver plus sérieusement déstabilisés. De ce point de
vue le livre collectif paru l’année dernière sous le titre L’illusion de l’anticommunisme : lectures critiques du Rapport Tismãneanu (IA) [2], et les réactions qu’elle a suscitées sont éclairantes.
Elu en décembre 2004, le Président Basescu avait constitué en avril
2006 une commission chargée de rédiger un rapport sur les crimes du
régime communiste roumain. Présenté à la fin de l’année, ce rapport,
dit final, fut suivi d’une déclaration politique du Président devant la
Parlement condamnant « explicitement et catégoriquement le système
communiste en Roumanie ». La lecture des 666 pages proposées dès
janvier 2007 sur le Net [3] ne laisse aucun doute : le Rapport Tismaneanu
est plutôt bâclé, le ton est souvent péremptoire, les sources ne sont
pas toujours indiquées, les affirmations rarement étayées d’arguments
convaincants. Nous sommes loin du rapport, également final, de la
commission Wiesel qui l’a précédé (novembre 2004), en a constitué en
quelque sorte le modèle et, surtout, a donné lieu à une prise de
position du Président Iliescu reconnaissant, à la veille de l’adhésion
de la Roumanie à l’UE, la responsabilité de l’état roumain dans les
massacres commis contre les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Certes, le rapport commandé par le Président Basescu constituait une
première, alors que les rédacteurs du rapport sur l’Holocauste avaient
une riche expérience en la matière et une documentation bien fournie.
Comme dans ce dernier, les contributions au RT ne sont pas signées et,
pour ce qui est du nombre des victimes, on s’en tient à des
estimations. La différence n’est pas moins frappante : si, dans le
premier, on déplorait la mort de 280 à 380.000 Juifs, la fourchette est
nettement plus large dans le RT qui fait état de 500.000 à 2.000.000 de
victimes dans sa conclusion. à elles seules, les réserves émises par un
des membres de la commission, l’historien Andrei Pippidi, permettent de
se faire une idée du caractère approximatif, sur le plan
méthodologique, du rapport[4]. Enfin, les auteurs de l’IA dénoncent à
juste titre l’abus « des généralisations et du langage métaphorique (et
de mauvais goût) à la place d’un langage analytique et des jugements de
valeur au lieu des éclaircissements » (IA : 207).
L’histoire comme champ d’action des seules élites…
Aussi, ce rapport prête-t-il le flanc à la critique, tant sur le
plan factuel que conceptuel, ce qui rend le ton polémique des auteurs
de l’IA quelque peu gratuit, tandis que la suffisance et la pédanterie
dont ils font parfois preuve, par exemple lorsqu’ils se citent
eux-mêmes (IA : 170, 247), est agaçante. Certains pourraient aller
jusqu’à les suspecter de rechercher en fin de compte surtout à saper la
légitimité de ceux qu’ils brocardent afin de s’emparer à leur propre
profit du capital symbolique accumulé par leurs adversaires.
La critique qu’ils avancent n’est pas moins, dans ses grandes
lignes, justifiée et pertinente. En effet, le RT a suscité peu
d’intérêt auprès du public, et ses auteurs se sont refusés à
s’expliquer publiquement sur les points controversés du rapport, comme
l’indiquent les coordinateurs du livre (IA : 5-6). Le problème traité
est de toute première importance, y compris parce que, dans l’absence
d’un projet social mobilisateur pour l’avenir, le rapport au passé
communiste continue de peser dans le positionnement politique et la
vision du monde des gens. Enfin, il y a toute une série de sujets,
souvent évités, sur lesquels les auteurs de l’IA n’hésitent pas à
prendre position. « Le fait de privilégier constamment le rôle et la
situation des intellectuels (…) est le fruit d’une vision
néoconservatrice qui n’est nullement neutre politiquement, vision selon
laquelle l’histoire est le champs d’action des seules élites », écrit
par exemple A. Cistelecan, en pointant une tendance courante à l’Est
(IA : 108).
Ces mérites mis à part, il y a deux raisons précises pour lesquelles il faut se féliciter à mon avis de la parution de ce livre.
Une fois le communisme vaincu et la gauche rayée de l’histoire…
Primo, il signifie l’existence d’un pôle de gauche qui trouve enfin
ses repères, avance sans complexe des arguments crédibles et cohérents,
et bouscule enfin le monopole exercé depuis 1989 par une droite qui se
veut résolument moderne et se pose en arbitre moral de la vie
politique, qui n’hésite pas à s’afficher comme telle mais ne conçoit
même pas qu’une une gauche puisse exister à ses côtés. Les conditions
d’un débat contradictoire plus substantiel sont ainsi enfin réunies,
même si ce débat a lieu dans un cadre restreint, le monde universitaire
pour l’essentiel et son public, puisque l’échiquier politique à
proprement parler demeure dominé par des personnages issus des
responsables de l’ancien régime, ou formés par eux, reconvertis à la
social-démocratie et/ou au libéralisme. Si on suit la logique du RT,
fait remarquer D. Ungureanu, on peut conclure par l’interrogation
suivante : « Une fois le communisme vaincu et la gauche rayée de
l’histoire, quel dialogue pourra-t-on avoir ? Entre quels partis ?
Entre le parti libéral-démocrate et le parti démocrate-libéral ? Sans
la gauche, la démocratie est inexistante : si nous devenons tous
libéraux, ne va-t-on pas passer d’un totalitarisme à l’autre ? » (RT :
269.) Cette manière de poser le problème a le mérite de la clarté, même
si la crainte de la gauche de se retrouver un jour sous le coup de
l’accusation de négationnisme lorsqu’elle émet des réserves sur le
diagnostic du communisme établi par le RT est vraisemblablement
exagérée.
Secondo, l’objection de fond soulevée par un des auteurs, Daniel
Barbu, à l’anticommunisme tel qu’il est conçu et instrumentalisé dans
le RM et tel qu’il est couramment « pratiqué » depuis deux décennies en
Roumanie et ailleurs est précieuse à plus d’un titre. « Pendant quatre
décennies et demi, l’Etat roumain a été confisqué par un groupe
politique étranger aux intérêts et aux aspirations du peuple roumain »,
peut-on lire dans l’introduction du rapport (RT : 25), rapport qui
comporte à la fin la biographie de 64 membres de la nomenklatura (RT :
646-666), rappelle D. Barbu. « Qui se trouve sous l’emprise d’un autre
ne saurait être tenu pour responsable des faits commis lorsqu’il
n’était pas son propre maître », poursuit-il, en rappelant que tant les
auteurs du rapport que le président de la République se sont bien
gardés d’accuser l’Etat romain entre 1948 et 1989. « Ils pouvaient
difficilement le faire, dans la mesure où les deux composantes
centrales de l’Etat communiste, sans lesquelles celui-ci n’aurait même
pas pu imaginer survivre plus de quatre heures et demi, n’ont été ni
atteintes, ni réformées, ni critiquées sous le postcommunisme : le
système de défense nationale et le système judiciaire.
Or, pas une seule référence incriminant tant soit peu l’armée, le
parquet ou la justice ne figure dans le rapport » (RT : 75). Même les
négociations en vue du rapprochement avec l’Occident, conclut-il, ont
été le fait des représentants des institutions issues de l’Etat d’avant
1989, et personne n’a eu rien à redire.
Du scénario libertaire au scénario libertarien
Ce
type de raisonnement permet de revenir sur terre en quelque sorte,
d’envisager le passé dans des termes plus sereins et d’éviter ainsi de
tomber dans l’illusion de l’anticommunisme. A quoi se heurtait le
contestataire en herbe, l’individu épris de justice, le minoritaire ne
voulant pas se cantonner au rôle que l’on voulait lui faire jouer,
celui qui pensait pas comme les autres, pour reprendre la traduction de
l’expression russe traduite par dissident ? Qui empêchait tout un
chacun de s’exprimer, de se réaliser, de circuler ? A lui seul, le
communisme concocté, orchestré, imposé par le noyau de comploteurs
maléfiques désigné aujourd’hui à la vindicte publique n’aurait jamais
fait long feu sans la vigilance des agents de la milice et de la
sécurité, des juges aux ordres du pouvoir et des gardiens des
frontières, sans l’empressement des enseignants à distiller les
consignes venues d’en haut, la promptitude des journalistes et autres
poètes à chanter les louanges du même pouvoir, et ainsi de suite.
Ces gens n’ont pas été inquiétés. Devaient-ils l’être ? Sans doute,
en fonction des responsabilités. Pouvaient-ils être inquiétés ?
Certainement pas, puisqu’ils avaient eux-mêmes plébiscité voir même en
partie provoqué le changement. L’anticommuniste postcommuniste dans sa
son hypostase libérale, celle du rapport final et de la condamnation du
Président de l’Etat, répond a priori à un devoir de mémoire minimaliste
mais bien intentionné envers les anciennes victimes. Il y a peu de
chances que ces dernières se satisfassent d’une telle condamnation de
principe, et certaines d’entre elles y voient une forme de diversion
censée masquer le manque de volonté de faire justice par rapport au
passé. C’est sur ce terreau que fleurit l’hypostase fondamentaliste ou
intégriste de l’anticommunisme, incarnée par ceux qui refusent d’avouer
leur propre impuissance et dénoncent à tout va des complots souvent
imaginaires censés empêcher la vérité et la justice d’apparaître au
grand jour.
En effet, il y a diversion, et sur ce point les fondamentalistes
n’ont pas tort, mais pour des raisons qui les dépassent puisque la
diversion concerne moins le passé que le présent et l’avenir et que la
question de la réparation des injustices du passé est en réalité
secondaire.
Résumons : tant les citoyens ordinaires que ceux qui avaient
imaginé, esquissé ou, plus rarement, manifesté des signes de
protestation ont été pris de court par deux nouvelles après 1989. La
première, de courte durée, fut la chute du régime communiste souhaitée
par les uns, acceptée par les autres, rarement déplorée dans un premier
temps. La seconde allait s’étaler dans le temps et se traduira par un
désenchantement bruyant chez les uns, les nostalgiques, résigné chez
les autres. Il s’agit de l’insécurité psychologique, matérielle,
physique parfois, alimentée par la panne de l’Etat, qui a littéralement
cessé de fonctionner, sur fond d’enrichissement subit des uns,
appauvrissement et précarisation galopante de la plupart. Cette panne,
ce délitement, en partie sciemment provoquée, allait d’une part
permettre aux responsables et agents d’un Etat sévèrement compromis
sous l’ancien régime de justifier la nécessité de leur retour aux
affaires et d’autre part à se débarrasser de toute une série de
dispositifs sociaux tout en favorisant, moyennant la corruption,
l’émergence d’une classe de nouveaux riches.
C’était tout le contraire du scénario libertaire que certains
pouvaient imaginer avant 1989, c’est-à-dire relâchement de l’emprise de
l’Etat sur la société civile afin que celle-ci puisse émerger, débattre
librement et assumer ses responsabilités. Faut-il encore rappeler que
ceux qui critiquaient ou s’opposaient au régime communiste ne le
faisaient pas dans l’idée que leurs semblables puissent s’enrichir par
tous les moyens sur le dos des autres ? Pendant les langues années qui
ont suivi 1989, marquées notamment par la thérapie de choc prescrite
par l’économiste Jeffrey Sachs, les sociétés ex-communistes auront eu
affaire à un véritable scénario libertarien, encore plus radical que
celui prêché par les apôtres de cette philosophie politique. Un
« capitalisme pur et simple », pour reprendre le titre d’un texte de
Gaspar Miklos Tamas, voit ainsi le jour à l’Est où les nouveaux maîtres
de la situation n’ont plus à s’embarrasser des précautions que l’on
prenait sous les régimes communistes et qui sont encore en vigueur dans
les pays où la social-démocratie ou la démocratie chrétienne pèsent sur
l’échiquier politique[5].
L’anticommunisme comme diversion
Sans préjuger sur les bonnes ou mauvaises intentions, des
arrière-pensées et des convictions de ceux qui le cultivent, on peut
estimer qu’en dernière instance l’anticommunisme a pour principale
fonction de nos jours dans les anciens pays communistes de conférer une
légitimé à ce capitalisme pur et simple en agitant le spectre des
méfaits du communisme. D’une part, à force de focaliser l’attention sur
le passé, il fait diversion, en empêchant les gens de prendre la mesure
des réalités auxquelles ils sont confrontés.
D’autre part, il les dissuade de chercher à se donner des moyens
pour comprendre, critiquer et à changer ces réalités. Voici deux
raisons qui justifient amplement la critique avancée par les auteurs
que nous venons de citer.
La question que l’on peut aussi se poser est de savoir si, pour être
efficace, la critique de l’illusion de l’anticommunisme devrait passer
au second plan, mettre en veilleuse, la critique de l’illusion du
communisme, illusion qui a été pour beaucoup dans la perpétuation des
régimes politiques renversés à l’Est en 1989. Certains des auteurs de
l’IA semblent pencher en faveur de cette solution, sans le dire
explicitement. Le fait qu’il n’y ait pas de danger à court terme de
restauration de l’ancien régime peut plaider en faveur d’une telle
solution. La critique de l’illusion du communisme, de cette illusion
entretenue à coup de subtilités dialectiques et de professions de foi
populistes d’une simplicité désarmante qui a participé au
fonctionnement du système politique par le passé et qui continue à
peser sur le comportement politique des Européens de l’Est demeure
cependant indispensable à mes yeux. Encore faut-il s’accorder sur ce
que l’on entend par communisme.
La rhétorique du renvoi dos à dos du communisme et du fascisme est
sans doute une des principales sources de la confusion qui règne en la
matière et que certains, pour des raisons parfois opposées,
entretiennent délibérément. Plusieurs évidences méritent donc d’être
rappelées. La condamnation et dans certains cas la criminalisation à
travers une législation spécifique du fascisme, au sortir de la guerre
perdue par les Etats qui s’en réclamaient, sont dues à son contenu
belliqueux et raciste. Les régimes fascistes n’ont pas été condamnés et
criminalisés en raison de l’instauration du système du parti unique, de
la répression de l’opposition, de la mise à pas de la population, etc.
D’autres régimes fascistes, tout aussi répressifs sur le plan interne,
tel le franquisme, ont d’ailleurs survécu sans problème majeur
justement parce qu’ils n’ont pas participé à la Seconde Guerre ni
provoqué une autre guerre et n’ont pas commis d’exactions à caractère
racial. Sur le plan idéologique, les régimes fascistes et communistes
divergent sensiblement, puisqu’ils constituent les formes extrêmes des
familles politiques de droite et de gauche. Des formes extrêmes qui se
sont émancipées de leur famille d’origine et ont fini par entrer en
conflit avec elle. Aussi, après la défaite du fascisme et la chute du
communisme, l’antifascisme puis l’anticommunisme sont devenues des
armes efficaces pour déstabiliser son adversaire ou concurrent
politique. A l’Ouest, les communistes antifascistes l’ont fait avec
succès après la Seconde Guerre aux dépens de la droite et de certains
secteurs de la gauche, les anticommuniste ont repris le relais après
1989 à l’Est.
Par ailleurs, les fascisme et le communisme présentent des traits
communs incontestables : parti unique, culte de la personnalité à un
moment ou un autre, répression systématique, et surtout volonté de
contrôle total de la société par l’Etat. La condamnation et la
criminalisation du communisme après 1989 sur le modèle de celles du
fascisme après 1945 ne sont pas justifiées pour autant pour deux
raisons : contrairement au fascisme, le communisme n’a pas pratiqué ni
promu le racisme, n’a pas provoqué de guerre et n’a pas été défait par
des forces extérieures même si celles-ci ont contribué à son implosion.
Ceci est un fait incontournable, que cela plaise ou pas, et il serait
absurde de le nier. Tout aussi absurde (ou injuste) serait de conclure,
statistiques macabres à l’appui, que le communisme a été moins néfaste
que le fascisme.
Sans jouer sur les mots, on pourrait même dire qu’il a été encore
plus néfaste, c’est-à-dire plus humiliant, plus pervers et plus
désespérant, parce que moins ouvertement criminel. En effet, issus, en
Russie, d’une révolution sociale détournée à son profit par un parti
autoproclamé d’avant-garde, puis, dans un deuxième temps, en Europe et
en Asie, des rapports de forces bousculés par la Seconde Guerre
mondiale à la suite de la déroute de l’Allemagne nazie et de ses
alliés, ainsi que du Japon, les régimes communistes ont duré moyennant
la répression, la dissuasion mais aussi la cooptation. Ce sont ces
mécanismes d’une redoutable efficacité, propres aux régimes
communistes, le plus souvent en totale contradiction avec les principes
et valeurs affichés, qu’il faut interroger, décortiquer, analyser, à la
fois pour empêcher qu’ils soient réactivés et pour clarifier le rapport
au passé des sociétés ex-communistes.
Pétri de contradictions et se contentant de stéréotypes
caricaturaux, à mille lieues des réalités qu’il prétend exorciser,
l’anticommunisme véhiculé dans un pays comme la Roumanie de nos jours a
peu de chances de se révéler d’une quelconque efficacité dans cette
perspective. Enfin, utiliser les malheurs du passé pour chercher à
faire passer d’autres formes de domination, moins flagrantes peut-être
que celles de l’époque communiste, mais qui demeurent humiliantes,
perverses et désespérantes pour ceux qui les subissent, est pour le
moins indécent. De ce point de vue, on ne peut que se féliciter de
l’impact somme toute limité de l’anticommunisme dans un pays comme la
Roumanie. Evidemment, ce n’est pas une raison pour s’imaginer que l’on
puisse faire l’économie d’une critique conséquente du communisme non
pas tel qu’il s’est proclamé mais tel qu’il s’est manifesté dans
l’histoire récente et tel qu’il continue à conditionner les mentalités
là où parfois on le soupçonne le moins.
Nicolas Trifon
[1] Boierii mintii: intelectualii români între grupurile de prestigiu si piata libera a ideilor [Les boyards de l’intelligence -ou de l’esprit-, les intellectuels entre les groupes de prestige et le marché libre des idées], Bucarest : Compania, 2004 (contact éditeur : compania@rdslink.ro).
[2] Iluzia anticomunismului : lecturi critice ale raportului Tismaneanu/coord. Vasile Ernu, Costi Rogozanu, Ciprian Siulea, Ovidiu Tichindeleanu, Chisinau : Cartier, 2008 (contact éditeur : cartier@cartier.md). Les contributions sont signées par Florin Abraham, Gabriel Andreescu, Daniel Barbu, Alex Cistelecan, Andor Horvath, Adrian-Paul Iliescu, Costi Rogozanu, Michael Shafir, Andrei State, Ciprian Siulea, Ovidiu Tichindeleanu et Dan Ungureanu.
[3] http://www.presidency.ro/static/ordine/RAPORT_FINAL_CPADCR.pdf. La version papier (879 p.) est parue aux éd. Humanitas.
[4] « Dans l’absence de données complètes et certaines, A.Pippidi considère que ces estimations dépassent le chiffre réel », lit-on dans la note n° 3 (RT : 161). Il y aurait eu, selon ses informations, recueillies en 1982 auprès de Maria Golescu plutôt quelque 350.000 victimes. C’est à peu près la même estimation qui m’a été communiquée en 1990 par Mitel Elefterescu, ancien détenu, proche de Corneliu Coposu.
L’indifférence des rédacteurs du RT pour les preuves empiriques est troublante : « Le pourcentage des morts en détention qui ressort des fiches disponibles (dans lesquelles les morts connus par d’autres sources ne figurent pas) est à ce point insignifiant qu’il rend évidente l’opération d’effacement des traces pratiquée par les tortionnaires. » (RT : 213.)
[5] Le texte de G.M. Tamas, également cité par les auteurs de l’IA (p. 170 et 179) a été traduit en français par Claude Karnoouh dans la Nouvelle Alternative, n° 60-61, mars-avril 2004.
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